L’idée démocratique n’est pas nouvelle en Chine : elle est présente dès la fin de l’empire Qing au début du XXème siècle. Elle n’a pourtant jamais abouti, même si elle a ressurgi à chaque génération, à chaque tournant historique. Xi Jinping, l’actuel numéro un chinois, promeut au contraire un modèle politique fondé sur le monopole absolu du parti communiste, contre le modèle occidental.
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Dans sa longue histoire, le PCC, qui vient de célébrer son centenaire dont sept décennies au pouvoir, a valorisé « Madame la Science » aux dépens de « Madame la Démocratie ». La Chine est en effet devenue la deuxième puissance économique mondiale et une puissance scientifique de premier plan, mais son régime met en avant un modèle autoritaire présenté comme plus « efficace » que celui des démocraties libérales, qui semblait l’horizon indépassable de l’après-mur de Berlin.
Dans la concurrence des modèles au XXIème siècle, la Chine apparaît en effet comme un candidat inattendu, ayant longtemps fait figure de repoussoir, que ce soit à l’époque totalitaire du maoïsme – si on oublie l’attrait fantasmé qu’il a pu représenter auprès d’une partie de l’intelligentsia occidentale et en particulier française en mai 1968 et après –, ou dans les soubresauts de l’après-Mao, comme lors de l’écrasement du printemps de Pékin, le 4 juin 1989.
Qui aurait parié, alors, que le système chinois parviendrait non seulement à surmonter les profondes divisions apparues lors de ce « printemps démocratique », mais aussi à devenir un géant économique, militaire et politique capable de projeter un « modèle » dans une partie du monde ?
Des rendez-vous manqués
La Chine a eu, à plusieurs reprises, dans son histoire moderne, des rendez-vous manqués avec l’idée démocratique. (…)
L’après-Mao
Le rendez-vous majeur suivant pour la Chine fut sans doute celui de l’après- Mao. Lorsque le Grand Timonier s’éteint, le 9 septembre 1976, la Chine est épuisée par les années de révolution culturelle (1966-1976), exsangue après trois décennies de socialisme erratique, toujours divisée entre radicalité et pragmatisme.
Deng Xiaoping, le Petit Timonier, l’homme selon lequel « peu importe qu’un chat soit blanc ou noir, s’il attrape la souris, c’est un bon chat », sort vainqueur de la lutte pour le pouvoir de l’après-Mao. La direction du PCC renonce à une démaoïsation à l’image de la déstalinisation que Khrouchtchev a menée en URSS après 1953. Respecter voire vénérer la figure tutélaire de Mao Zedong est jugé plus utile que la démolir. Une partie de la légitimité du Parti lui est attachée, et il paraît difficile de lui trouver un substitut à court terme.
Ce choix conduit le PCC à déclarer en 1981 que le bilan de Mao Zedong est « positif à 70 % et négatif à 30 % », une appréciation commode qui permet d’occulter les désastres politiques et humanitaires que furent la campagne « antidroitiers », le Grand Bond en avant (1958-1961) et ses 40 millions de morts de famine, ou la révolution culturelle dont Deng lui-même fut pourtant victime.
Lorsqu’en 1979 un modeste électricien de Pékin, ancien garde rouge, colle sur le « Mur de la démocratie » de la capitale un dazibao, un manifeste écrit à la main, appelant à la « cinquième modernisation » – la démocratie –, la répression s’abat sur lui. Wei Jinsheng est moins connu aujourd’hui que Nelson Mandela ou Vaclav Havel, sans doute parce que son combat a échoué. Mais il a passé près de vingt années derrière les barreaux pour avoir réclamé la même chose que ses illustres contemporains sud-africain ou tchèque : la démocratie. Il fut libéré à la faveur d’un voyage de Bill Clinton en Chine, et vit depuis en exil aux États-Unis.
Tandis que Wei Jingsheng croupit en prison pour avoir osé réclamer la démocratie, la Chine des années 1980 connaît une ouverture sans précédent, aux idées, aux mœurs, aux modes de vie, aux influences du monde dont elle avait été privée pendant la période d’isolement maoïste (…)
Le choc de Tian’anmen
Le 15 avril 1989, Hu Yaobang, ancien secrétairen général du PCC, écarté du pouvoir deux ans auparavant, meurt subitement. Sa mort et les réactions qu’elles suscitent mettent fin à cette phase politique où tout semble encore possible en Chine. L’occupation de la place Tian’anmen par les étudiants pékinois, d’abord pour rendre hommage à Hu Yaobang, puis, progressivement, pour s’opposer à la corruption et, enfin, pour réclamer la démocratie, met le régime chinois face à un choix décisif. Mi-mai, le mouvement s’étend aux ouvriers et prend une envergure nationale.
Deux lignes à la direction du parti
Deux lignes s’opposent au sein de la direction du Parti, incarnées par le secrétaire général Zhao Ziyang, un réformiste, et le Premier ministre Li Peng, partisan de la ligne dure. Un arbitrage est demandé au vieux Deng Xiaoping, lequel n’a plus de rôle politique direct mais incarne encore la légitimité historique chez les communistes.
Les « documents de Tian’anmen », publiés quelques années plus tard à la suite d’une « fuite », révèlent les débats internes qui se sont alors déroulés, et l’arbitrage de Deng Xiaoping en faveur de la méthode répressive. On connaît la suite : les chars dans les rues de Pékin, le massacre du 4 juin 1989 qui fit plusieurs dizaines ou centaines de morts, on ne saura jamais avec précision, et une nouvelle chance de démocratiser la Chine qui s’évanouit (…)
Survivance de l’idée démocratique
La glaciation post-Tian’anmen n’empêche pas l’idée démocratique de survivre en Chine. Pour donner des gages à l’Occident, le PCC coopère avec la fondation créée par l’ancien président Jimmy Carter aux États-Unis (The Carter Center) pour introduire le vote pluraliste aux élections de village. À la fin des années 1990, l’auteur de ce texte a été emmené dans un village chinois pour assister à l’élection du chef avec des candidats n’appartenant pas tous au PCC, en présence d’observateurs de la Fondation Carter. Cette expérimentation devait ensuite être élargie aux districts, puis aux centres urbains. Mais l’illusion de la démocratie locale tourne rapidement court, et a par la suite été arrêtée.
Autre illusion, celle qu’a incarnée Wen Jiabao, Premier ministre de 2002 à 2012. Wen Jiabao était un ancien collaborateur de Zhao Ziyang, et il se tenait à ses côtés lorsque celui-ci vint présenter ses excuses aux étudiants sur la place Tian’anmen, un mégaphone à la main, alors qu’il savait que Deng Xiaoping avait choisi la répression. Cette « filiation » a donné à penser que Wen Jiabao allait réintroduire un agenda réformiste à la tête de l’État. Mais la fin de son mandat a été entachée par les scandales de corruption éclaboussant sa famille.
La « génération Tian’anmen » a elle aussi tenté de forcer de nouveau les portes du conservatisme du PCC. Représentés par Liu Xiaobo, futur prix Nobel de la paix (2010), des militants et activistes ont redressé la tête dans les années 1990. Pétitions, tentatives de faire respecter la loi contre l’arbitraire de l’État et du Parti, journalisme d’investigation, militantisme environnemental, anticorruption, ou aide aux malades du sida…
La Charte 08
Plutôt que de se heurter de front au Parti, ces activistes ont tenté de passer par des voies détournées. Ils se sont efforcés de survivre et d’étendre leur influence dans la zone grise tolérée par le pouvoir. Jusqu’au jour où Liu Xiaobo, professeur d’université interdit d’enseigner depuis le massacre de Tian’anmen, a rédigé en 2008 la Charte 08 (…)
La charte de Liu Xiaobo est un programme en dix-neuf points en faveur d’une Chine démocratique, qui retient cinq « principes fondamentaux » : la liberté, les droits de l’homme, l’égalité, le républicanisme et la démocratie, avec, en particulier, « des élections régulières et ouvertes à la concurrence ». Ce texte ambitieux, qui répondait aussi bien aux questions de l’État de droit et de la représentation politique qu’à celles des droits des minorités, fut signé par plus de 300 personnalités dont certaines appartenant à l’administration et même au Parti. Le retour de bâton fut terrible : Liu Xiaobo fut arrêté la veille de la publication de la charte, en 2008, condamné à une lourde peine d’incarcération. Auréolé du prix Nobel de la paix, il a succombé à un cancer le 13 juillet 2017, alors qu’il était encore détenu.
Xi Jinping : autoritarisme efficace contre démocratie inefficace
Le choix qui s’est porté en 2012 sur Xi Jinping pour diriger le Parti, l’armée et l’État s’inscrit dans une logique historique implacable. Le PCC ne cherche pas son Gorbatchev, mais au contraire un anti-Gorbatchev, un dirigeant qui assurera sa pérennité au pouvoir (…)
L’étape de la puissance
Xi Jinping est le dirigeant d’une nouvelle étape de l’histoire chinoise, celle de la puissance. Il s’emploie, dès sa nomination, à réduire la zone grise tolérée par ses prédécesseurs, dans laquelle il perçoit une menace. Tout ce qui s’apparente à une influence occidentale est banni, à commencer par le concept de société civile. En 2014, il fait arrêter plusieurs centaines d’avocats incarnant la montée en puissance de cette société civile, et exige d’eux qu’ils renoncent à traiter des affaires dites sensibles – comme les confiscations de terres, les questions écologiques, les conflits pouvant toucher des intérêts publics ou ceux du Parti. Ceux qui refusent se voient retirer leur licence et ne peuvent plus exercer.
La « doctrine Xi » est contenue dans un document diffusé en interne en 2013, et révélé plusieurs mois plus tard par un site dissident établi aux États-Unis. 11
. Le « document numéro 9 » du Comité central est consacré à la « sphère idéologique », et désigne les fausses tendances, positions et activités idéologiques à combattre. Parmi celles-ci, la démocratie constitutionnelle occidentale, les valeurs universelles, la société civile, le néolibéralisme, le journalisme à l’occidentale…
La reprise en main idéologique est complète. Elle cible tout ce qui s’apparente de près ou de loin à l’occidentalisation, dans une guerre politique et culturelle totale. La Chine avait jusque-là prétendu s’inscrire dans les « valeurs universelles », avait même signé en 2002, certes avec des réserves, le Pacte des droits civils et politiques des Nations Unies à la demande du président français Jacques Chirac, dans le but d’obtenir la levée de l’embargo européen sur les ventes d’armes à la Chine, imposé lors du massacre de Tian’anmen. Xi Jinping met fin à cette illusion : la Chine a sa propre voie et – le mot n’est pas prononcé avant 2017 – son propre « modèle » politique à présenter au monde.
Le modèle de l’efficacité
Le modèle chinois mis en avant par Xi Jinping est fondé sur l’efficacité. La Chine est un rare exemple d’autoritarisme doublé d’une réussite économique, qu’elle oppose à l’affaiblissement des démocraties libérales, et au sentiment d’insatisfaction croissante des citoyens des pays occidentaux, incarné par la montée des populismes. Autoritarisme efficace contre démocratie inefficace, l’enjeu est certes d’abord interne à la Chine, destiné à dissuader les Chinois d’aller voir ailleurs… Mais c’est aussi un argument à destination des pays du Sud, cibles prioritaires de Pékin, qui met en œuvre ses nouvelles routes de la soie, et qui peuvent être séduits par la réussite économique chinoise sans avoir à céder aux pressions occidentales en faveur de la démocratisation et des droits de l’homme.
Le désir du pouvoir de faire adhérer la population chinoise au discours officiel peut sembler paradoxal dans un pays sans élections ni nécessité de légitimation démocratique des dirigeants. Pourtant, même dans un système de plus en plus totalitaire comme celui qu’impose le PCC, un minimum d’adhésion est indispensable pour éviter une situation à la soviétique, un effondrement du système de l’intérieur. La gestion de la pandémie de Covid-19 en fournit un bon exemple, le PCC ayant vanté la supériorité de son modèle en contenant le nombre de victimes par une gestion très stricte, jusqu’à ce que le variant Omicron ne plonge la mégapole de Shanghai dans un sévère confinement au printemps 2022, suscitant colère et contestation.
De fait, le PCC, avec ses près de cent millions de membres – sur une population totale de 1,4 milliard d’habitants –, déploie beaucoup d’efforts et d’énergie pour le contrôle de l’information et la propagande. L’attaque militaire de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine en février 2022, intervenue peu de temps après le renforcement du partenariat stratégique sino-russe, en constitue un bon exemple : la propagande chinoise multiplie les efforts pour rendre les États-Unis responsables de la crise (…)
Article de Pierre Haski, publié dans la revue Questions internationales, mai-août 2022