La Russie : interruptionde la conversion à la démocratie ou restauration autoritaire ?
Une occasion historique manquée, une parenthèse vite refermée, un pays lost in transition, en référence au poème de James Merrill ou au film de Sofia Coppola…, les expressions ne manquent pas pour désigner la perplexité et la déception suscitées par la trajectoire de la Russie depuis trois décennies. Lorsque l’URSS disparaît, en 1991, l’enthousiasme domine, balayant sur son passage les faits empiriques dissonants et certains réflexes élémentaires de l’analyse politique.
C’est, en effet, après l’épisode sanglant de l’assaut sur le Congrès des députés du peuple à Moscou sur ordre de Boris Eltsine, dès 1993, que la Russie voit l’adoption d’une nouvelle Constitution octroyant de larges prérogatives au président, après des mois de blocage entre les branches exécutive et législative du pouvoir. Les premières élections parlementaires organisées la même année consacrent déjà l’essoufflement des forces démocrates au profit des patriotes.
De même, les difficultés économiques et sociales provoquées par un passage au capitalisme d’une grande brutalité ont tôt fait de décrédibiliser les promesses de la libéralisation économique et politique aux yeux d’une partie significative de la population (…)
Trente ans après l’effondrement de l’URSS, Vladimir Poutine s’est octroyé les moyens de battre le record de longévité au pouvoir détenu par Joseph Staline, grâce à un changement de la Constitution qui pourrait lui permettre de rester au pouvoir jusqu’en 2036. Son opposant le plus célèbre, Alexeï Navalny, est en prison. Toute alternance pacifique au niveau fédéral semble hautement improbable, elle demeure exceptionnelle aux niveaux régional et local. Depuis l’offensive militaire en Ukraine, lancée le 24 février 2022, les libertés civiles, mises à mal de façon grandissante depuis de nombreuses années, ont de surcroît fait l’objet en quelques jours d’une mise sous contrôle spectaculaire (…)
La démocratisation comme processus concomitant, inachevé et réversible
(…) Lorsque Vladimir Poutine arrive au pouvoir en 2000, l’un de ses chantiers prioritaires est une réforme de la législation électorale afin d’aboutir à un « système à trois ou quatre partis, comme en Europe ». L’ensemble des initiatives déployées ont certes permis de garantir la domination écrasante de son parti politique, Russie unie, mais aussi de faire exister formellement une démocratie de façade avec des élections qui se déroulent à échéance fixe et, dans des conditions très contrôlées, des forces d’opposition.
Parfois appelée « démocratie Potemkine » en référence aux villages visités par la tsarine Catherine II dont l’apparence était modifiée sur ordre de son conseiller, Grigori Potemkine, afin de leur donner une allure prospère, la dissimulation de pratiques autoritaires par une mise en scène sous contrôle du pluralisme politique semble s’inscrire dans une tradition pluriséculaire du mensonge, de la propagande et du trompe-l’œil. (…).
Un cas emblématique de l’avènement des démocraties illibérales
Dans ce sillage, la conceptualisation par le journaliste américain Fareed Zakaria de la « démocratie illibérale » fait de la Russie un cas emblématique permettant de rendre compte de la dissociation progressive, depuis la fin du XXème siècle, entre ce qu’il nomme le « libéralisme constitutionnel » et la démocratie, qui consacre la désignation des dirigeants par des élections.
(…) Dans la formation des démocraties libérales historiques, l’instauration du libéralisme constitutionnel a précédé la massification de la politique, c’est-à-dire l’extension du droit de suffrage à l’ensemble des citoyens adultes. À l’inverse, dans les régimes comme la Russie, la massification et la brusque pluralisation de l’offre politique ont ouvert une large brèche aux dynamiques plébiscitaires.
Alors que, affirme-t-il, l’instauration du libéralisme constitutionnel n’interdit pas, dans un second temps, la démocratisation de la vie politique, la démocratisation première de la vie politique fraye la voie à l’instauration d’une tyrannie de la majorité en l’absence des cadres imposés par le libéralisme constitutionnel – État de droit, représentation des oppositions, respect des minorités. Dans le cas de la Russie comme dans de nombreux autres, il ne s’agit pas tant d’une interruption dans le processus de démocratisation, mais bien d’une dynamique différente aboutissant nécessairement à la formation d’un nouveau modèle.
Peut-on encore aujourd’hui ranger la Russie parmi les démocraties illibérales ? Certes, contrairement notamment aux systèmes communistes, la Russie postsoviétique ne prétend plus incarner un modèle alternatif. Les dirigeants du pays ne se revendiquent pas d’une légitimité autre, qu’elle soit théocratique, révolutionnaire ou militaire. C’est bien au nom du soutien électoral de la majorité qu’ils agissent.
Pour autant, il semble délicat, au fur et à mesure des années et du durcissement constant du régime, de dissocier strictement l’absence de libéralisme constitutionnel et le maintien d’une légitimité populaire consacrée par les urnes. Comment, en effet, considérer que la désignation des dirigeants peut être libre et équitable dans un contexte où les opposants sont poursuivis, parfois mis à l’écart, d’une manière ou d’une autre, des processus électoraux, où les contenus médiatiques et numériques sont en partie sous contrôle et où l’on enregistre à chaque scrutin des fraudes ou des pressions sur les électeurs ?
Depuis le milieu des années 2000, il semble bien que les interrogations autour de l’interruption du processus de démocratisation aient laissé place à l’analyse des dynamiques de restauration autoritaire. On assiste alors, en Russie et ailleurs, à une résurgence de l’autoritarisme, sous une forme renouvelée, qui s’accommode d’élections formellement pluralistes mais en grande partie contrôlées et qui ne s’inscrivent pas dans un projet politique ou économique alternatif.
Une bascule vers l’autoritarisme : personnalisation du pouvoir et souverainisme
(…) Le cas russe permet d’identifier au moins deux facteurs qui ont accéléré le durcissement du régime. Il s’agit tout d’abord de la personnalisation du pouvoir, associée à la question manifestement insoluble de la succession de V. Poutine à la présidence. Les différentes initiatives menées pour assurer son maintien à la tête du pays ont en effet été des moments de tension et des accélérateurs dans le contrôle du pays.
Alors même que, dès son accession à la présidence en 2000, Vladimir Poutine affirmait ne pas vouloir modifier la Constitution – qui interdit l’exécution de plus de deux mandats présidentiels consécutifs –, la première solution trouvée a été de confier la fonction à un homme de confiance entre 2008 et 2012. De quatorze ans son cadet, Dmitri Medvedev aurait pu être un successeur, il a finalement été un remplaçant. À peine élu, il nomme V. Poutine Premier ministre. Dans ce contexte très particulier, désigné dans la presse russe par le terme de « tandémocratie », la question de la réelle répartition des rôles entre les deux hommes reste opaque, tout comme celle de savoir qui, entre le représentant de la fonction présidentielle et la personne de V. Poutine, détient réellement le pouvoir.
L’annonce d’une nouvelle candidature de V. Poutine pour un troisième mandat présidentiel à l’automne 2011 est non seulement accueillie sans enthousiasme mais, en outre, elle provoque le plus grand mouvement de protestation populaire qu’ait connu le pays depuis l’effondrement de l’URSS. Si la mobilisation n’a pas empêché la victoire de V. Poutine dès le premier tour, elle a suffisamment inquiété en haut lieu pour occasionner la mise en œuvre d’une série de mesures répressives encore en vigueur aujourd’hui.
La teneur de ces mesures est étroitement liée au second facteur qui permet d’éclairer le passage de l’illibéralisme à l’autoritarisme. En effet, la grille de lecture avancée par le Kremlin pour expliquer la protestation a été celle de la tentative d’une révolution de couleur – à l’image de la révolution des roses en Géorgie en 2003 ou de la révolution orange en Ukraine en 2004 – orchestrée par « l’Occident », et plus particulièrement par les Américains, afin de mettre en place à la tête du pays des dirigeants favorables à leurs intérêts économiques et stratégiques. C’est ainsi que l’une des mesures-phares de l’après 2012 a été l’adoption d’une loi « sur les agents de l’étranger » qui met sous pression, jusqu’à en prévoir la dissolution, toute organisation de la société civile bénéficiant de financements étrangers.
La généralisation d’une rhétorique et d’une politique de plus en plus ouvertement hostile à l’Occident – bientôt associée au thème du retour de la Russie sur la scène internationale après l’annexion de la Crimée en 2014 et l’intervention en Syrie à partir de l’année suivante – s’accompagne alors de la consolidation d’un discours souverainiste. Toute critique interne ou externe des processus politiques en Russie et de l’action de ses gouvernants se voit qualifiée de tentative d’ingérence étrangère et immédiatement délégitimée, voire menacée de poursuites. Cette logique a atteint son paroxysme avec la guerre en Ukraine depuis le printemps 2022, qui a occasionné une répression sans précédent de la iberté d’expression, y compris sur l’Internet. (…)
Article de Clémentine Fauconnier, publié dans la revue Questions internationales, mai-août 2022
Dans les rues de Moscou à l’hiver 2011, jusqu’à 100 000 personnes avaient manifesté contre Vladimir Poutine et son parti accusés de fraudes aux législatives. Dix ans plus tard, et alors que la Russie sera absente du « sommet de la démocratie » organisé par Washington, c’est l’indifférence et la nostalgie qui dominent.
« Oukhodi ! » Il y a dix ans, ce slogan enflait dans les rues de Moscou. « Pars ! » ont ciré à l’hiver 2011 jusqu’à 100 000 personnes dans la capitale risse pour protester contre le Kremlin de Vladimir Poutine. Le président était directement visé, en raison des soupçons de fraudes lors des élections législatives du 4 décembre 2011, officiellement gagnées par son parti.
« Aujourd’hui, il ne reste rien de cette vague d’enthousiasme démocratique, bien vaine » soupire Alexeï Tcherkassov, âgé de 22 ans à l’époque, et désormais la trentaine défaitiste. Le jeune homme, portrait type de cette classe moyenne dynamique russe avide de libertés politiques, avait participé aux manifestations jusqu’au printemps 2012, ponctué par la réélection de Vladimir Poutine au Kremlin. « Il y est toujours… et pour longtemps ! » ironise aujourd’hui ce cadre informatique qui ne participe plus guère aux quelques rares manifestations ayant encore lieu dans la capitale.
Des figures du mouvement de 2011 en fuite ou en prison
Au centre des photos souvenirs de la constestation 2011-2012, la plus grande vague de protestation anti-Poutine depuis son arrivée à la présidence en janvier 2000, figurent des hommes et des femmes aujouird’hui largement écartés de la vie politique. La plupart des membres du comté d’organisation de ce mouvement improvisé, réunissant des personnalités publiques et des leaders politiques de toutes tendances…
Article de Benjamin Quénelle, paru dans La Croix, 10 décembre 2021