La question du contrôle des armes, comme celle du droit à l’avortement, l’illustre : les vœux d’une majorité de citoyens ne sont plus respectés aux Etats-Unis, car la Constitution américaine est souvent dévoyée, relève, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
Quand dix-neuf écoliers de 7 à 10 ans et leurs deux enseignantes sont massacrés au fusil d’assaut par un déséquilibré, le 24 mai, au Texas ; quand, quelques semaines plus tôt, un suprémaciste blanc, équipé du même fusil à tir rapide, assassine dix Noirs dans un magasin d’une petite ville de l’Etat de New York, le rituel ne change pas. Les sondeurs posent la même question et obtiennent la même réponse : plus de 60 % des Américains exigent une loi fédérale limitant les ventes d’armes.
Cela dure depuis des années. Tous partisans d’une telle mesure, les présidents démocrates n’ont jamais eu les voix requises au Congrès – du fait des républicains. Une majorité d’Américains s’estime lésée, non représentée. Elle veut un contrôle plus strict des ventes d’armes, comme le maintien du droit à l’avortement. Elle risque de ne pas avoir le premier et de perdre le second. La démocratie aux Etats-Unis trahirait-elle la majorité ?
Lorsqu’elle ne spécule pas sur une prochaine guerre civile, la plus vieille des démocraties occidentales, celle qui se présente comme un modèle, s’interroge sur la pertinence de ses institutions : elles ne seraient plus capables de traduire la volonté de la majorité des citoyens. En novembre 2020, les Américains ont voté pour un président démocrate. Mais, majoritaire à la Chambre basse, Joe Biden manque de soutien au Sénat, cependant que, largement composée par ses prédécesseurs républicains, la Cour suprême affiche aujourd’hui un profil ultra-conservateur.
L’esprit de Philadelphie
Le problème est que cette situation – sur les ventes d’armes comme sur beaucoup d’autres questions – n’est pas contraire à l’esprit de la Constitution. Les Pères fondateurs, ceux qui se réunissent à Philadelphie en 1787, créent une démocratie d’équilibre. Ils redoutent autant le danger du pouvoir absolu d’un seul homme que la perspective d’une majorité populaire tyrannique. L’un d’eux, James Madison (1751-1836), qui sera le 4e président, ne veut pas seulement la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire), il organise l’équilibre des pouvoirs. Ceux du président sont compensés par ceux, pas moins importants, du Congrès, lequel est sous la surveillance de la Cour suprême. L’ensemble dans un système fédéral où tout ce qui ne relève pas expressément du « centre » est de la responsabilité des Etats.
Au fil des ans, cette mécanique « madisonienne » complexe a évolué plutôt en faveur de la Maison Blanche. Mais son fonctionnement reste empreint de l’esprit de Philadelphie : la volonté de la majorité doit être tempérée, encadrée afin de protéger les minoritaires. Ainsi, le président est élu par un double collège (suffrages populaires et grands électeurs) ; chaque Etat, quelle que soit sa population, dispose de deux sénateurs ; les juges de la Cour suprême sont désignés à vie.
L’ensemble a fonctionné tant que les deux grands partis trouvaient des compromis – le carburant de la démocratie. Les années 1990 vont marquer un tournant, avec la transformation des républicains en parti fondamentaliste. La question des armes incarne cette régression. Le deuxième amendement de la Constitution n’autorise pas un gamin de 18 ans psychologiquement dérangé à acheter la machine à tuer en série qu’est un fusil AR15. Sauf à prôner une interprétation « littéraliste » du texte des Pères fondateurs.
Maux structurels
Devenu un article de foi, le droit absolu à porter des armes fait partie d’un ensemble d’autres dogmes formant la charte républicaine : interdiction de l’avortement, enseignement du créationnisme à l’école, opposition au mariage gay, climatoscepticisme, diabolisation de l’impôt, notamment. A ce catalogue, Donald Trump a ajouté une dose d’hostilité aux minorités ethniques et l’obligation pour tout élu ou candidat du parti à adhérer à cet ultime bobard : l’élection de novembre 2020 a été « volée »…
La démocratie américaine souffre de quelques autres maux plus structurels, qui vont du rôle de l’argent dans la politique à l’absence de réglementation fédérale pour l’organisation et le contrôle des scrutins. Le Parti démocrate, de son côté, est doté d’une aile gauche passablement sectaire dont le programme nourrit les peurs républicaines. A quelques mois des élections législatives de novembre, Trump, usant de l’argent et de l’intimidation, attise les fantasmes d’une partie de l’électorat et cherche à consolider son emprise sur le parti de l’éléphant. Toute divergence avec lui dans les rangs républicains relève de la trahison, puisque le camp démocrate n’est pas seulement l’adversaire, il est l’ennemi – un ennemi dont on conteste « l’américanité ».
Dans cette ambiance de polarisation extrême de l’opinion, l’enquête parlementaire sur l’insurrection du 6 janvier 2021 contre le Congrès entre en phase finale. Cherchant à déterminer les responsabilités les plus élevées de cette tentative de coup d’Etat juridique, l’enquête de la Chambre des représentants se rapproche de Trump et d’un noyau de ses fidèles. En filigrane, elle soulève une question grave : à la prochaine élection présidentielle, Trump, s’il est de nouveau candidat, accepterait-il d’être défait ? Sujet pour étudiants en droit constitutionnel : les contre-pouvoirs de l’équilibre « madisonien » à l’épreuve d’un démagogue à tendances tyranniques pas toujours contrariées.
Editorial d’Alain Frachon, paru dans Le Monde, 09 juin 2022