Depuis plusieurs années, la démocratie en Turquie semble connaître une descente aux enfers scandée en plusieurs étapes : mentionnons la répression du mouvement de Gezi en 2013, le coup d’État manqué de juillet 2016 et la répression féroce qui s’en est suivi, et enfin la réforme constitutionnelle de 2017 porteuse d’une présidentialisation conséquente du régime. Pourtant, au moment même où se généralisent les restrictions des libertés, l’observateur de la Turquie contemporaine est frappé par la fréquence des références insistantes à la démocratie et au peuple par le pouvoir en place. Mais, comment un parti, arrivé puis maintenu au pouvoir par la voie des urnes durant presque 20 ans, qui est parvenu à venir à bout de la tutelle militaire qui avait restreint le jeu politique des décennies durant, et qui avait obtenu l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’Union européenne, peut-il à ce point menacer la démocratie ? La notion de populisme constitue-t-elle une clé de lecture pertinente de compréhension des dynamiques de la démocratie dans ce pays ?
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Un autoritarisme grandissant
En 2013, deux millions de citoyens de Turquie sont dans la rue et protestent pour la défense du parc Gezi, d’un urbanisme inclusif et participatif et critiquent un pouvoir intrusif et affairiste. Grâce à son indéniable popularité électorale Erdoğan, alors Premier ministre, peut alors rejeter les revendications exprimées par les manifestants au motif que dans une démocratie représentative, le pouvoir élu ne saurait être remis en cause par les revendications de la rue, fussent-elles massives. Le chef du gouvernement turc oppose alors le « peuple » authentique, celui qui s’exprimait dans les urnes, aux hordes de çapulcu, soit des maraudeurs, dépourvus de toute représentativité et de toute qualité démocratique. Mais cet « absolutisme de la volonté nationale », pour reprendre la belle expression du politiste et éditorialiste Ahmet Insel, est aussi ce qui a rendu possible, et justifié, des restrictions au pluralisme – la régression des libertés publiques, notamment d’opinion et d’expression.
Après le coup d’État raté de juillet 2016, la mise au pas de la fonction publique par les purges massives a signé la régression de l’autonomie des contre-pouvoirs. La réforme constitutionnelle adoptée par référendum en avril 2017 à une majorité aussi courte que contestée marque la concentration des pouvoirs dans les mains du Président : après la disparition du poste de Premier ministre, le chef de l’État est désormais appelé à former seul le gouvernement monopolisant ainsi le pouvoir exécutif ; il est aussi doté de larges prérogatives législatives et d’une grande influence sur le pouvoir judiciaire, notamment à travers les nominations. Pour autant, le pouvoir fonde toujours sa légitimité sur la représentation de la volonté du peuple : omnipotent, le Président, est désormais élu au suffrage universel direct. En 2016, c’est encore au nom du pouvoir des urnes contre les chars, qu’Erdoğan a appelé, le soir de la tentative de coup d’État le peuple à « prendre la rue pour résister à la tentative de coup d’État et pour défendre la démocratie », en direct via l’application Face Time. Les Turcs, à qui ces affrontements avec les putschistes ont coûté la vie, sont propulsés au rang de martyrs de la démocratie. Point d’orgue de ce récit, l’épisode traumatique du bombardement du Parlement par les putschistes est vu comme la preuve du mépris des putschistes pour la volonté populaire.
Sommes-nous en face d’une limitation de tout contre-pouvoir à la volonté populaire, désormais toute-puissante, devant l’établissement d’une dictature du peuple ? S’agit-il tout simplement désormais d’un régime autoritaire ? Dans quelle mesure le principe démotique est-il maintenu et pourrait-il éventuellement permettre une alternance ? Tout d’abord, si Erdoğan concentre aujourd’hui les pouvoirs, il ne faut pas oublier que la fonction présidentielle procède est, depuis 2007, d’une élection au suffrage universel direct et qu’Erdoğan a été, par deux fois, élu au premier tour en 2014 et en 2018.. Pour autant, la dimension représentative a été mise à mal ces dernières années. Aux législatives de juin 2015, l’AKP ayant perdu la majorité absolue, Erdoğan s’est trouvé, pour la première fois depuis 2002, dans l’impossibilité de gouverner seul. Il préfère alors convoquer un nouveau scrutin, quatre mois plus tard, plutôt que de tenter de former une coalition. Ces élections anticipées lui permettent de retrouver la majorité absolue, au prix d’une stratégie de tension très coûteuse. Cet épisode a d’ailleurs suscité des interrogations sur le respect du résultat issu des urnes. Des questionnements qui se sont renouvelés et renforcés lors du référendum d’avril 2017 qui fait l’objet de doutes sur la probité du scrutin – pour la première fois avec une telle ampleur, les ressources publiques ayant été massivement mobilisées par le camp du « oui ». Depuis 2016, de nombreux parlementaires ont été incarcérés ; plusieurs dizaines d’élus locaux du HDP (Parti démocratique des peuples, pro-kurdes) ont été démis de leurs fonctions, et remplacés par des administrateurs nommés par l’exécutif. Dans ces conditions, jusqu’où la volonté populaire telle qu’exprimée dans les urnes – même si cette expression est biaisée – est-elle respectée ? Les élections municipales de 2019 ont fourni quelques éléments de réponse. Alors que l’opposition s’unissait et était en tête dans les grandes villes, sa courte victoire dans la métropole d’Istanbul allait-elle être acceptée ? Après plusieurs jours de valse-hésitation, il fut décidé que le scrutin soit rejoué à Istanbul ; devant un verdict électoral encore plus net, l’AKP s’est incliné, prouvant que la volonté populaire constituait encore la priorité.
Le populisme permet d’éclairer à la fois la généalogie et le socle de l’AKP et en particulier d’Erdoğan, la manière dont il est parvenu à démanteler les tutelles et contre-pouvoirs – mais aussi ses difficultés à accepter les principes libéraux et notamment le pluralisme. Ce concept permet de mieux qualifier le régime mis en place en Turquie qu’en employant le terme, passablement vague, d’autoritarisme. Ce populisme, d’un discours d’un parti porté par son leader, converti au niveau institutionnel – concentration extrême des pouvoirs dans les mains d’un leader élu, est devenu susceptible de laminer l’opposition et de limiter le pluralisme. Ce populisme devenu « de régime » constitue un terreau particulièrement favorable à l’autoritarisme électoral, tel que défini par Schedler. Si à l’avenir , la volonté populaire telle qu’exprimée dans les urnes n’était plus reconnue et acceptée – à la différence de ce qui s’est passé lors des municipales de 2019 dans les plus grandes villes – la Turquie passerait alors à un régime véritablement autoritaire.
Article d’Elise Massicard (directrice de rechercher au CNRS), paru sur le site Cogito, avril 2021