La démocratie dans le monde en 2022 : quel état des lieux ?
THEME 1 : COMPRENDRE UN REGIME POLITIQUE : LA DEMOCRATIE

Chapitre introductif :
La démocratie, les démocraties : quelles caractéristiques aujourd'hui?

La Hongrie de Viktor Orbán, une démocratie dysfonctionnelle

Malgré l’union des partis d’opposition, les élections législatives hongroises de dimanche dernier ont vu Viktor Orbán se diriger vers un quatrième mandat successif, lequel exacerbera probablement l’isolement de la Hongrie en Europe. Une victoire écrasante du Fidesz qui s’analyse à l’aune de l’emprise qu’il exerce sur les médias et des modalités du scrutin qui lui sont avantageuses.

Le dimanche 3 avril 2022, sans surprise au regard des résultats des sondages régulièrement publiés depuis l’automne dernier, le Fidesz, allié au petit parti populaire démocrate-chrétien KDNP, remportait les élections législatives pour la quatrième fois consécutive après ses succès de 2010, 2014 et 2018. L’ampleur de la victoire, elle, n’avait absolument pas été prévue par les instituts de sondage. Ces derniers annonçaient au contraire un résultat particulièrement serré pour le Fidesz confronté à une opposition pour la première fois largement unie.

La reconduction annoncée de Viktor Orbán à son poste du chef du gouvernement (…) pose donc plus que jamais la question du caractère dysfonctionnel de la démocratie hongroise. En effet, l’alternance, dans le cadre institutionnel et politique établi dans le pays, semble désormais devenue une perspective hors d’atteinte.

Dans ces conditions, comment comprendre le résultat du scrutin législatif hongrois ? Quel bilan dresser et à quelles conséquences faut-il potentiellement s’attendre pour la Hongrie et pour l’Union européenne ?

Une victoire sans appel de Viktor Orbán

À l’issue des élections du 3 avril, le Fidesz et le KDNP ont emporté 135 sièges au Parlement, soit deux de plus que dans la précédente législature. Si Viktor Orbán reconduit ainsi une majorité qualifiée des deux tiers – celle qui permet à son parti de légiférer et de gouverner seul et sans entrave –, il obtient surtout un nombre d’élus en nette progression par rapport aux trois précédents scrutins de 2018, 2014 et 2010.

Il est généralement de bon ton, chez les défenseurs du chef du gouvernement hongrois, de préciser que ce dernier est légitime, car démocratiquement reconduit dans ses fonctions. Ce discours est revenu en force au lendemain de la victoire de dimanche, par exemple chez Marine Le Pen. Certes, la base électorale du Fidesz est solide. Elle prend appui sur la classe moyenne supérieure à laquelle ont été offerts les fruits de la croissance retrouvée après 2010 (petits entrepreneurs, professions libérales, artisans et commerçants…).

En cela, la rhétorique du Fidesz se rapproche sensiblement – non sans paradoxe – de celle de la période communiste quand le régime dirigé par János Kádár s’assurait du soutien de la population en lui procurant un bien-être matériel relatif, en échange de l’exclusive du parti communiste sur le pouvoir. Le mouvement de Viktor Orbán peut aussi compter sur une clientèle politique bien plus captive, en ruralité notamment, dont la subsistance dépend directement de la proximité entretenue par les municipalités – pourvoyeuses d’emplois publics (mal rémunérés) – avec le gouvernement.

Afin de garantir la mobilisation des premiers, qui votent pour le Fidesz par conviction, le parti au pouvoir a néanmoins besoin de figures repoussoirs qu’il trouve, d’une part, au sein des classes supérieures de l’élite mondialisée (libérale, de gauche, urbaine, intellectuelle ou économique) et, d’autre part, au sein des classes inférieures prolétarisées (chômeurs, pauvres, ruraux) ou marginalisées (minorités tziganes).

Depuis 2019, s’ajoute à ces cibles désignées la communauté LGBT dont les droits ont été progressivement rognés. Face à la dénonciation par l’Union européenne de la législation introduite au printemps 2021 visant à interdire « la promotion » de l’homosexualité ou de la transidentité en milieu scolaire, Viktor Orbán a décidé de soumettre cette question à l’approbation populaire. Parallèlement au scrutin du 3 avril, un référendum portant sur les questions traitées par la loi dite de « protection de l’enfance » a donc été organisé avec comme objectif tacite de contribuer à la mobilisation de l’électorat du Fidesz pour les législatives. Toutefois, aucune des quatre questions posées n’a obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés pour être considérée comme valide. Le pouvoir entretient ainsi un climat d’affrontement permanent qui contribue à la forte polarisation du pays.

La participation s’est révélée importante, pour s’établir à 69,5 % (…). La mobilisation des électeurs a donc été au rendez-vous. Les Hongroises et les Hongrois ne sont pas restés indifférents. La victoire du Fidesz est franche. Avec 2,86 millions de voix, le parti au pouvoir fait encore mieux qu’en 2018. L’opposition unie, qui a rassemblé sur sa liste unique 1,81 million, est très en-deçà des résultats obtenus lors du précédent scrutin par chacun des partis qui constituent la coalition. Elle perd environ 850 000 voix. L’écart est donc au final de près de vingt points : 54 % pour le Fidesz-KDNP contre 34 % pour l’opposition. Cette élection marque donc l’échec de l’opposition unie à convaincre.

Dans un pays où le salaire minimum est d’à peine 400 euros nets mensuels, les considérations matérielles prennent naturellement le dessus et laissent peu de disponibilité pour un engagement politique ou associatif. De surcroît, alors que le coût de la vie est élevé au regard des salaires, alors que les prix de certains biens de consommation sont similaires à ceux d’Europe occidentale, et alors que l’inflation est galopante depuis l’automne dernier – à un niveau de plus de 7 %, inédit depuis 15 ans –, en raison notamment de la dépréciation de la monnaie nationale, le forint, le plafonnement du prix du carburant décidé à l’automne 2021 et le blocage des prix de six produits alimentaires de base en janvier 2022 a indéniablement permis des gains politiques pour le chef du gouvernement.

La batterie de mesures natalistes mises en œuvre à partir de février 2019 en direction des familles nombreuses et des jeunes couples, l’exonération d’impôt des moins de 25 ans, annoncée début 2021 et mise en œuvre au 1er janvier 2022, le versement, en février 2022, d’un treizième mois de pension aux retraités après celui d’une prime de 80 000 forints, en novembre 2021, ou encore l’augmentation de près de 20 % du salaire minimum à 200 000 forints bruts annoncée en novembre 2021 pour une entrée en vigueur au 1er janvier 2022, quelques semaines avant les élections, ont sans nul doute incité l’électorat de la classe moyenne à accorder (de nouveau) sa confiance au candidat sortant.

Un système électoral taillé sur mesure pour le Fidesz

Vanter les brillants résultats électoraux du Fidesz pour défendre sa légitimité à ’exercice du pouvoir, c’est néanmoins omettre que les modalités du scrutin législatif ont été taillées sur mesure pour permettre à ce parti de s’assurer la majorité en sièges au Parlement, quand bien même il reste minoritaire en voix.

Ainsi, la loi électorale, adoptée en décembre 2011, a conservé un système mixte alliant scrutin majoritaire uninominal et représentation proportionnelle. Elle a toutefois supprimé le deuxième tour des élections législatives et réduit le nombre de sièges de 386 à 199. Le pouvoir a donc procédé à un nouveau découpage des circonscriptions, tout en permettant par la suite à sa clientèle constituée par les « Hongrois d’outre-frontières », c’est-à-dire les représentants des minorités magyares des pays voisins, de prendre part au vote (par correspondance). Cet élargissement du corps électoral assure au Fidesz un à deux sièges supplémentaires. Lors des élections de dimanche dernier 3 avril, environ 95 % des votes reçus par correspondance étaient ainsi en faveur de la liste Fidesz-KDNP.

Les élections législatives hongroises pour l’élection de son Parlement monocaméral combinent de la sorte un système uninominal à un tour dans 106 circonscriptions électorales avec un système proportionnel plurinominal de liste destiné à pourvoir, dans une circonscription nationale unique, les 93 sièges supplémentaires. S’agissant des députés nationalement élus au scrutin proportionnel de liste, la loi électorale prévoit un seuil de représentation fixé à 5 %, relevé à 10 % pour les listes présentées conjointement par deux partis et à 15 % pour les listes présentées par trois partis ou davantage. Chaque électeur hongrois vote donc deux fois, dans sa circonscription et pour une liste nationale. (…)

Le 3 avril 2022, le Fidesz et le KDNP ont obtenu 47 sièges au scrutin uninominal dans les circonscriptions et 88 sièges au scrutin proportionnel de liste organisé à l’échelle nationale, soit 135 sièges au total. L’opposition unie a de son côté recueilli 38 sièges au scrutin uninominal et 18 sièges au scrutin proportionnel de liste, soit 56 sièges au total. Au scrutin uninominal, l’opposition n’emporte des sièges que dans quelques circonscriptions urbaines des villes de Budapest, Pécs et Szeged. La liste minoritaire allemande conserve enfin son siège.

L’extrême-droite, représentée par le Mouvement Notre Patrie (Mi Hazánk Mozgalom, MHM), organisation d’extrême-droite fondée en juin 2018 par des déçus du Jobbik, fait quant à elle un retour remarqué au Parlement. Avec environ 320 000 voix et 6 % au scrutin proportionnel de liste, elle emporte 7 sièges (...)

En raison de l’enjeu du scrutin, l’OSCE avait délégué cette année une mission de plus grande ampleur qu’à l’accoutumée avec 200 observateurs. Dans son rapport préliminaire publié le 4 avril 2022, l’organisation a indiqué : « Les élections parlementaires et le référendum du 3 avril ont été organisés de manière professionnelle, mais ont été entachés par l’absence de règles équitables. Les candidats ont pu, dans une large mesure, faire campagne librement, mais […] la campagne a été très négative […]. Le manque de transparence et la surveillance insuffisante du financement des campagnes ont profité à la coalition au pouvoir. La partialité et le manque d’équilibre de la couverture médiatique et l’absence de débats entre les principaux candidats ont considérablement limité la possibilité pour les électeurs de faire un choix éclairé ». (...).

Une forte emprise médiatique du Fidesz sur le pays

Au-delà des considérations institutionnelles, c’est surtout l’emprise exercée par le Fidesz sur les médias qui explique son succès récurrent dans les urnes. Dès son retour au pouvoir, un important effort a été entrepris pour s’assurer leur contrôle. En décembre 2010, huit mois seulement après avoir remporté les élections législatives, la nouvelle majorité au Parlement adoptait une loi créant une Autorité nationale des médias et des communications. Cet organe de régulation contrôlé majoritairement par le parti au pouvoir est en mesure d’infliger de lourdes sanctions aux journaux et aux chaînes de radio et de télévision qui manqueraient d’objectivité ou qui relaieraient des informations que l’on jugerait avoir été traitées de manière déséquilibrée. Depuis 12 ans, le phénomène n’a fait que s’amplifier.

Les années 2010 ont été émaillées d’épisodes lors desquels des titres indépendants sont passés sous la tutelle du pouvoir. En octobre 2016, le groupe auquel appartenait le plus grand journal de gauche du pays, Népszabadság, a été racheté par un groupe proche du Fidesz et a cessé de paraître. À l’été 2017, des proches d’Orbán rachetaient deux grands groupes de presse – Lapcom et Russmedia – qui détiennent l’essentiel des journaux régionaux hongrois. Suite aux élections législatives de 2018, la chaîne privée Hír TV, alors aux mains d’un ancien compagnon de route d’Orbán, devenu entre-temps un opposant, Lajos Simicska, a été rachetée avant de fusionner avec une chaîne pro-gouvernementale. À l’été 2020, le plus gros média indépendant, Index, a été restructuré par ses propriétaires qui ont limogé le rédacteur en chef, suscitant la démission de ses trois adjoints et de nombreux journalistes.

Cette situation conduit à une forte concentration médiatique, directement encouragée par le Fidesz et le gouvernement (…)

Dans ce contexte, il est difficile pour l’opposition de faire véritablement campagne et de jouer à armes égales. Depuis 2006, en raison d’un débat télévisé difficile face au chef du gouvernement de l’époque, le socialiste Ferenc Gyurcsány, organisé à la veille d’élections législatives perdues par le Fidesz, Orbán refuse catégoriquement de se confronter à ses adversaires et de se plier à ce type d’exercice. Le chef du gouvernement se contente de délivrer son message dans une émission de radio hebdomadaire. Les partis d’opposition sont par ailleurs invisibles ou presque, notamment dans ce média de masse que reste en Hongrie la télévision. Le 16 mars 2022, le candidat de l’opposition unie, Péter Márki-Zay, n’a bénéficié que de seulement cinq minutes de temps d’antenne sur la chaîne d’État M1 pour exposer son programme.

Outre cette influence sur les médias, le gouvernement et le Fidesz mènent régulièrement d’importantes campagnes d’opinion et d’affichage. Celles-ci visent par exemple régulièrement l’homme d’affaires et milliardaire américain d’origine hongroise Georges Soros, fondateur de l’Open Society Foundations. (…). Le gouvernement n’hésite pas, à l’appui de ces campagnes, à mettre en œuvre des consultations directes et orientées de la population, par courrier postal ou par référendum, avec plus ou moins de succès. Ainsi, le référendum d’octobre 2016 sur la relocalisation des migrants en Hongrie, s’il a rassemblé plus de 3,6 millions de votants et donné plus de 98 % de non à l’installation de réfugiés en Hongrie, n’a toutefois pas atteint le seuil minimal de 50 % de participation pour être considéré comme valide.

Selon les organisations K-Monitor et Transparency International, le Fidesz, le gouvernement et le Forum de coopération civile (Civil Összefogás Fórum, CÖF), organisme proche du parti au pouvoir, ont dépensé en mars 2022, pour la campagne électorale, 3,1 milliards de forints, dépassant de trois fois la limite légale autorisée. Cette somme représente huit fois les dépenses de l’opposition qui a déboursé 390 millions de forints. (…). Les six partis de l’opposition ont de la sorte pu mobiliser seulement 1 564 panneaux d’affichage contre 12 171 pour les deux partis de la majorité sortante.

Matthieu Boisdron (historien), article paru sur le site aocmedia, 6 avril 2022