New Delhi lance son premier porte-avions « made in India »
La mise en service du « Vikrant » marque, selon le premier ministre, Narendra Modi, une « étape importante » vers une autonomie plus affirmée de l’Inde, avec, en ligne de mire, le grand rival chinois. Le pays dispose désormais de deux porte-avions.
L’Inde, acteur militaire régional de premier plan, vient de démontrer sa volonté de hisser plus haut le pavillon de ses ambitions maritimes. En lançant, vendredi 2 septembre, depuis les chantiers navals de Cochin (sud-ouest du pays), le premier porte-avions entièrement « made in India », le chef du gouvernement, Narendra Modi, s’est enorgueilli du fait que son pays a « rejoint la ligue des quelques nations qui peuvent construire des porte-avions de cette taille dans leur pays ».
Pour le premier ministre d’un pays qui devrait devenir en 2023 le plus peuplé de la planète, devançant la Chine, le lancement du Vikrant marque une « étape importante » vers une autonomie plus affirmée de l’Inde quant à sa capacité de projection maritime. New Delhi a bien sûr en ligne de mire le grand rival chinois, avec lequel la compétition n’est pas seulement démographique, mais surtout militaire et géopolitique (…)
L’Indo-Pacifique, « priorité absolue »
New Delhi possède déjà un autre porte-avions, le Vikramaditya, mais c’est un navire d’origine soviétique, acheté en 2004. D’un coût de 3 milliards de dollars (autant en euros), le nouveau fleuron de la marine indienne a été officiellement mis à flot après dix-sept ans de construction et de nombreux essais, ralentis par des retards incessants, les derniers en raison de la pandémie de Covid-19.
La montée en gamme de la marine indienne s’inscrit dans le contexte d’une nouvelle donne stratégique dans l’Indo-Pacifique, marqué par une reconfiguration des alliances et l’émergence chinoise. « Les problèmes de sécurité de la région Indo-Pacifique et de l’océan Indien ont été ignorés par le passé, mais c’est aujourd’hui notre priorité absolue », a souligné le premier ministre dans son allocution de Cochin, casquette de marin vissée sur le crâne. M. Modi a également promis d’augmenter le budget de la marine, laquelle est en pleine expansion.
Selon le capitaine Gurpreet S. Khurana, officier et professeur au Collège de guerre navale de Goa, cette dernière « prévoit de passer de son niveau de force actuel de 137 navires à 170 navires d’ici à 2027. Cela comprendrait trois porte-avions, dont deux de construction nationale ». « L’autonomie étant une priorité nationale, l’Inde a développé une industrie de construction de bâtiments assez robuste », annonçait l’officier en mai dans un entretien au magazine français Défense et sécurité nationale.
Le capitaine Khurana nuançait cependant les capacités de la marine indienne, admettant que cette dernière « continue d’être déficiente dans certaines technologies haut de gamme. Alors que 90 % d’indigénisation a été atteint dans la composante flottante (coques et structures), la proportion est de 65 % dans la catégorie mouvement (propulsion et production d’énergie), et de seulement 45 % dans la catégorie combat (armes et capteurs). Cela en dépit des percées réalisées dans le domaine des missiles supersoniques, les sonars et les torpilles ».
L’Inde est, à l’instar de sa doctrine diplomatique reposant sur le concept d’« autonomie stratégique », soucieuse d’élargir au maximum sa marge de manœuvre militaire : premier importateur d’armes au monde, elle souhaite bâtir une industrie de défense lui permettant de réduire au maximum sa dépendance à l’égard de fournitures militaires acquises à l’étranger. Elle le reste principalement à l’égard de la Russie, ce qui la met en porte-à-faux dans sa relation avec certains pays occidentaux et ses partenaires au sein de l’alliance du Quad (Australie, Etats-Unis, Inde et Japon), tous rivaux de la Chine. New Delhi ne cesse toutefois de diversifier ses approvisionnements en armements, comme le démontre notamment le contrat passé en 2016 avec la France portant sur l’achat de 36 avions de combats Rafale.
L’importance des enjeux maritimes s’est imposée de manière croissante aux élites politiques indiennes au fil des années. Cette « prise de conscience a semblé encore plus marquée depuis que le parti de la droite nationaliste hindoue BJP [Bharatiya Janata Party, Parti du peuple indien] est revenu au pouvoir en 2014 », estime Isabelle Saint-Mézard, chercheuse au centre Asie de l’Institut français des relations internationales. Citant des chercheurs indiens, elle affirme qu’il existe désormais un consensus « civilo-militaire » au sujet du rôle central de la puissance maritime dans le « développement de l’Inde, de sa diplomatie et de sa sécurité ».
Article de Bruno Philiip paru dans le Monde, 03 septembre 2022