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Alliances et présences militaires dans le monde
 
Les FTN dans le monde
 

L’Inde entre urgence économique et réalisme diplomatique

LE 03/06/2022

L’Inde fait l’objet de pressions considérables de la part des États-Unis et de l’Union européenne pour qu’elle agisse contre la Russie et soutienne l’Ukraine. Sa position dite « ambigüe » n’est pas toujours comprise et la personnalité de son Premier Ministre, un hindou fondamentaliste, donne parfois l’impression qu’il a toutes les bonnes raisons de s’entendre avec un autre despote.

Ce n’est pas complètement faux. On peut craindre d’ailleurs que cette guerre du « bien contre le mal » nourrisse des tentations de radicalisation dans le camp des populistes et des radicalismes religieux qui prospèrent depuis quelques années.

C’est explicitement la crainte du grand historien indien Pankash Mishra. Dans un entretien retentissant au Spiegel, le grand magazine allemand, le 30 avril dernier, il avertissait même « qu’une éventuelle chute de Poutine pourrait ouvrir la voie de quelqu’un encore plus dangereux ».

On n’en est pas là et la quasi-unanimité des Indiens sur une position de « neutralité » entre la Russie et les Occidentaux illustre une position qui ne peut être comprise qu’au prix d’un triple décentrage de notre regard : historique, géographique et enfin économique.

L’urgence économique

Si on commence par ce dernier facteur, il faut bien comprendre que la maison Inde brûle – au sens propre comme figuré. La journée des Indiens commence avec les records de chaleur, qui brûlent la peau et les récoltes, et le sentiment que le changement climatique est d’abord de la responsabilité du monde occidental, qui a produit l’essentiel du stock de CO2 accumulé depuis le déclenchement de la révolution industrielle.

Il y a ensuite l’explosion des prix alimentaires et de l’énergie, qui vient de pousser la banque centrale à augmenter ses taux d’intérêt pour la première fois depuis plus de dix ans. La guerre en Ukraine est bien loin en comparaison des mauvais souvenirs que chaque crise économique mondiale a laissés derrière elle.

L’Inde est un pays très dépendant des prix mondiaux de l’énergie et chaque crise énergétique ou financière y provoque une crise économique en Inde, par le biais soit de l’explosion de son déficit du commerce extérieur, soit du retournement des marchés financiers qui déprime aussitôt l’investissement et donc la croissance. Pour les Indiens, les sanctions décidées par les pays occidentaux vont provoquer une crise économique majeure qui atteindra d’abord les pays les plus pauvres.

Une triple posture diplomatique

Il y a ensuite une posture géopolitique de principe qu’on ne peut comprendre qu’à la lecture du grand traité indien de gouvernance, l’Arthashastra. Celui-ci remonte aussi loin qu’au IVe siècle avant notre ère et son auteur, Chanakya, correspond un peu au Suntzu chinois de l’Art de la Guerre doublé des « 36 stratagèmes ».

Il comporte notamment un livre entier consacré à l’art de la diplomatie où est décrit le « cercle des États amis et ennemis » entourant l’empire de l’époque, celui des Maurya, et connu sous le nom de théorie du mandala du nom de cette figure indienne bien connue de cercles concentriques imbriqués.

La règle générale est que ses voisins sont plutôt des ennemis naturels et que les ennemis (voisins) de mes ennemis (voisins) sont mes amis. En fonction des positions respectives de chacun et des rapports de puissance, l’Arthashastra décrit alors six postures diplomatiques : Sandhi (paix), Vigaraha (guerre), Yana (mouvement), Asana (neutralité), Samasraya (alliance) et enfin Dvaidibhava, (duplicité ou double jeu).

Ce qu’on appelle l’ambiguïté de la position indienne n’est en réalité qu’une combinaison des trois dernières postures : alliance avec la Russie mais aussi l’Occident contre… la Chine ; neutralité dans le conflit russo-ukrainien ; double-jeu entre l’occident et la Russie. D’où la réponse de principe à tous les interlocuteurs occidentaux : nous sommes et nous agirons pour un cessez-le-feu aussi rapide que possible mais ne nous demandez pas de choisir entre vous et la Russie.

On a toujours la diplomatie de sa géographie

Pour mieux comprendre cette posture stratégique, il faut alors porter un regard précis sur la géographie de l’Inde. Au sud, l’Indo-Pacifique, comme on l’appelle désormais, et plus seulement l’océan indien. Au nord, au-delà de l’immense chaîne himalayenne, les vastes contrées d’Asie centrale et l’axe Moscou-Vladivostok.

Pour l’Inde, l’ennemi naturel est la Chine. Outre la cuisante défaite de 1962 et les incursions constantes aux frontières depuis quelques années, sa puissance montante inquiète de plus en plus New Delhi qui est à la recherche d’alliés de poids.

Quid de la Russie, qui est à la fois le voisin de la Chine, donc son ennemi naturel – comme le démontre la guerre sino-soviétique de 1969 – mais aussi un allié idéologique de Pékin, surtout face au monde occidental ?

L’Inde et la Russie partagent en fait une relation vieille de plusieurs décennies, principalement axée sur la défense, la sécurité et la coopération spatiale depuis les années 1970. Lorsque la guerre froide était à son apogée entre les États-Unis et l’ancienne Union soviétique, Indira Gandhi – qu’on ne pouvait soupçonner de communisme – a finalement signé un traité d’amitié avec Moscou le 9 août 1971 en pleine guerre avec le Pakistan, alors allié et armé par Washington. Pakistan qui jouait de son influence au FMI et à la Banque mondiale pour faire pression contre l’Inde, qui elle soutenait les indépendantistes du Bangladesh.

Cet accord stratégique avec Moscou a évidemment irrité non seulement Washington mais aussi de nombreux pays européens au moment où la Guerre froide battait son plein. Paradoxalement, alors que l’Union soviétique se désintégrait en 1991, les liens entre New Delhi et Moscou se sont intensifiés dans les domaines économique, politique, culturel, pétrolier, spatial, militaire et nucléaire.

Pour New Delhi, la Russie s’est toujours comportée en allié fidèle. Il faut ensuite éviter qu’elle ne bascule vers la Chine. Enfin, c’est un fournisseur clé d’armement sophistiqué face à la Chine et au Pakistan. La crise actuelle va en outre renforcer son rôle de fournisseur stratégique d’hydrocarbures bon marché et payable en roupie, réduisant donc le choc financier de toute chute des termes de l’échange.

L’Europe comme troisième pôle de la diplomatie multipolaire

Alors que l’Union européenne prévoit de se passer de la Russie pour ses importations d’énergie, New Delhi a affirmé qu’elle continuerait à acheter des armes et du pétrole à Moscou. C’est ce que le Premier ministre Modi a répété à la dizaine de dirigeants qu’il a rencontré lors de sa toute dernière tournée en Europe. Toutefois, lors de ses rencontres, il a clarifié la position diplomatique de l’Inde en répétant que son pays avait besoin d’une Europe forte et indépendante (sous-entendu des États-Unis).

Lors de ses rencontres à Berlin, Copenhague et Paris, il a surtout privilégié les dossiers économiques, dont toutes les technologies vertes qui font cruellement défaut à une Inde de plus en plus marquée par le changement climatique. Pour l’Inde, l’Europe est un partenaire économique et technologique majeur dont il n’est pas question de se passer, comme il n’est pas question de quitter le camp des démocraties au profit des empires autoritaires.

Alors que les deux ensembles ont maintenant décidé de lancer le Conseil du commerce et de la technologie, l’Inde attend de l’Union européenne qu’elle reprenne les pourparlers en vue d’un accord de libre-échange comme elle l’a fait avec l’Australie, le Japon et le Royaume-Uni. Les pourparlers en vue de la conclusion d’un tel accord ont débuté en 2007. Depuis lors, ils ont achoppé sur des questions concernant l’accès au marché, les barrières tarifaires et le commerce des services. L’UE devrait à nouveau pousser l’Inde à intégrer des facteurs socio-économiques tels que le droit du travail, les droits de l’homme et les normes environnementales, ce qui pourrait bloquer une nouvelle fois les négociations.

L’Inde est décidément un partenaire difficile, mais il est de plus en plus incontournable avec son milliard et demi d’habitants, bientôt plus nombreux que les Chinois et désormais le troisième Produit intérieur brut de la planète calculé en parité de pouvoir d’achat.

L'Inde et ses rêves de puissance

L'initiative « Make in India 1 » a la volonté de faire de l'Inde un pays d'innovation, de conception et de fabrication industrielle de rang international (…)

2ème puissance démographique mondiale, l'Inde devrait dépasser la Chine dans les années 2020 (…). Près de 64% de la population indienne sera ainsi en âge de travailler à l'horizon 2026 (…). L'industrie devrait être capable d'en absorber une large part (…) avec l'objectif de former près de 500 millions de personnes (…).

Mais il convient de relativiser les performances de l'économie indienne (…). L’Inde devra s'attacher à réduire le déficit global d'infrastructures (…). D'autres défis accompagnent le volontarisme indien (…) : celui de l'urbanisation et de la gestion de l'habitat urbain (…), celui de l'éducation (…) et enfin celui de l'hygiène et de la santé (…). Certes, la progression de son PIB (…) lui permettra de briguer les premières places des classements mondiaux, mais il faudrait une croissance beaucoup plus (…) équilibrée pour permettre un véritable décollage de son PB par tête (…). L’influence économique recherchée par l’Inde se lit à travers sa nouvelle politique industrielle et sa volonté d'aller d'attirer les investisseurs internationaux (…).

New Delhi cherche sa place dans le projet des routes de la soie, tout en proposant un projet concurrent (le Freedom Corridor) avec le Japon. La diplomatie indienne reste ainsi en équilibre entre sa recherche d'alliance avec les pays du bassin indo-pacifique (Australie, États-Unis, Japon) et sa relation ambiguë avec la Chine. L'Inde dispose de nombreux outils d'influence, ou soft Power (…) - cinéma, littérature ou encore médecine douce et yoga – et le relais de sa diaspora2 est important à l'étranger.

Emmanuel Hache, « L’Inde 5e puissance économique mondiale en 2018 virgule et… ? », www.iris-france.org, mars 2018

1.Politique étatique de 2014 qui a pour ambition la création de millions d'emplois et la montée en gamme du pays

2.Dispersion d'un peuple à travers le monde