Quinze ans après son adhésion à l'Union européenne, Chypre reste le seul État membre à subir une occupation étrangère. Chypriotes grecs et Chypriotes turcs sont appelés aux urnes le 26 mai prochain. Ces élections européennes pourraient bien réserver des surprises pour les deux communautés.
Voilà quinze ans que Chypre a rejoint l'Union européenne mais en tant que territoire divisé. Depuis 1974, Chypre est séparé par une "ligne verte", une ligne de démarcation longue de 180 kilomètres qui est sous contrôle des Nations unies. Seule la République de Chypre au sud est reconnue par la communauté internationale. La partie nord est occupée par l'armée turque et la République turque de Chypre du nord n'est reconnue par aucun pays, excepté Ankara. Les chypriotes turcs qui y vivent sont pourtant des citoyens européens, ils ont un passeport européen et le droit de vote aux élections européennes. Bien qu'ils soient 12 000 inscrits sur les listes électorales, seuls 1 700 électeurs se sont rendus aux urnes aux dernières élections. Il faut dire que voter pour la communauté chypriote turque n'est pas chose facile. Le scrutin n'est organisé que de l'autre côté de la ligne de démarcation en République de Chypre et les longues files d'attentes aux points de passage ont de quoi en dissuader plus d'un. D'autant que rares sont les candidats qui la représentent et s'il existe des listes chypriotes turques, elles n'ont aucune chance d'être élues.
Cette année, la donne pourrait peut-être changer. Pour la première fois de son histoire, la République de Chypre pourrait élire un eurodéputé chypriote turc. Le principal parti d'opposition de gauche, Akel, a en effet choisi Niyazi Kizilyürek comme tête de liste. Niyazi Kizilyürek n'est pas un candidat comme les autres. Il fut le premier Chypriote turc à enseigner du côté grec, ce qui était un exploit il y a vingt ans déjà. De nombreuses fois poussé à la démission, Niyazi Kizilyürek a résisté à la pression. Il est aujourd'hui doyen de la faculté de sciences humaines de l'université grecque de Chypre à Nicosie. Ce qui n'est déjà pas banal quand on sait que Nicosie reste la seule capitale au monde encore divisée par un mur où seuls deux points de passage permettent depuis 2003 aux habitants de passer de l'autre côté. Pendant de longues années, Niyazi Kizilyürek devait prendre un vol d'Athènes vers Istanbul puis d'Istanbul vers l'aéroport de Chypre du nord pour rendre visite à sa famille dans la partie nord de l'île.
Si aujourd'hui, la situation est un peu plus simple grâce aux neuf points de passage ouverts le long de la Ligne verte, les communications téléphoniques entre les deux parties de l’île ne fonctionnent toujours pas, aussi faut-il se procurer deux téléphones portables et deux numéros pour pouvoir se parler. Mais Niyazi Kizilyürek n'est pas homme à se décourager, il mène sa campagne aussi bien en grec dans le sud de l'île qu'en turc quand il va dans le nord. Ce que peu de candidats ont fait jusque-là. Il milite depuis des années pour la réunification de l'île, pour une union fédérale bi-communautaire.
Une campagne électorale menée au-delà des frontières ethniques et religieuses, c'est une lueur d'espoir de voir vivre les deux communautés en paix pour Esra Aygin. Cette journaliste chypriote turque et activiste au sein du mouvement
Une île sous deux fuseaux horaires
Dans le sud et le nord, les deux parties de l'île ne vivent pas à la même heure. La République de Chypre applique l'heure d'été quand la partie nord reste à l'heure d'hiver. Mais du côté du développement économique, les différences sont encore plus grandes. Depuis 2014, la République de Chypre a reçu plus de 850 millions d'euros de fonds européens, qui ont permis d'améliorer les infrastructures, les routes, les usines de traitements des eaux et de recyclage des déchets mais ce sont les investisseurs étrangers qui font tourner le pays.
A Limassol, station balnéaire et poumon économique, les hôtels de luxe poussent comme des champignons. La Chine construit un casino géant, Dubaï et l'Allemagne exploitent le port et les touristes affluent. Si la cure d'austérité se fait encore sentir dans le quotidien des Chypriotes grecs, la croissance a repris et le développement est partout "mais pas pour les gens ordinaires" regrette Christos Tavridis, activiste dans une association de Droit au Logement.
Le nord est géré par la "République turque de Chypre du Nord", une entité autoproclamée seulement reconnue par la Turquie, qui y a stationné plus de 30 000 militaires. Si Chypre est bien entrée dans l'Union européenne en 2004, partie nord comprise, cette dernière est dispensée d'appliquer l'acquis communautaire. De facto, la partie nord qui vit sous perfusion financière d'Ankara est en voie de "turquisation", une politique d'assimilation orchestrée par Erdogan et symbolisée par sa venue en 2018 pour l'inauguration de la grande mosquée Hala Sultan avec ses quatre minarets de 60 mètres de haut dans le nord de Nicosie. Sans chiffre de recensement officiel, on estime à plus d'un tiers la proportion de Turcs non chypriotes dans la partie nord qui compte environ 300 000 habitants, des Turcs provenant essentiellement d'Anatolie quand les Chypriotes turcs sont peu à peu écartés de tous les postes de décisions.
En pratique, les personnes ayant la nationalité chypriote peuvent circuler librement. Les Chypriotes turcs passent quotidiennement la Ligne verte pour travailler dans la partie grecque, où ils fournissent la main-d'œuvre à bon marché. Dans l'autre sens, ce sont plutôt les couches aisées de la population chypriote grecque qui se rendent au nord pour y faire du tourisme ou profiter de la vie nocturne. Le change entre l'euro et la livre turque y est favorable, les plages et les sites touristiques plus préservés et les casinos moins surveillés.
Chypre sera-t-elle un jour en paix ?
De par sa position géostratégique, véritable carrefour commercial entre l'orient et l'occident, Chypre a toujours attisé la convoitise. Au fil des siècles, elle s'est retrouvée sous tutelle ottomane, puis vénitienne, et même française à travers la famille des Lusignan et plus récemment britannique, elle en conserve d'ailleurs toujours aujourd'hui la conduite à gauche et deux bases militaires sur son territoire.
En 1960, elle accède enfin à l'indépendance avant de sombrer très rapidement dans un conflit communautaire sanglant entre les nationalistes grecs et la minorité turque. Depuis, l’ONU comme l’Union européenne ont tenté à plusieurs reprises de trouver un accord de paix. En vain, malgré des négociations quasi permanentes, avec pas moins d'une quarantaine d'initiatives de paix' jusqu'en 2017 où la dernière tentative a achoppé sur la question du retrait des troupes turques de son territoire.
L'Union européenne pourrait elle relancer les pourparlers de paix à Chypre ? Pour nombre d'observateurs, rien n'est moins sûr. Sevgul Uludag, journaliste d'investigation, travaille depuis plus de 20 ans uniquement sur le sort des milliers de personnes toujours portées disparues dans le conflit chypriote, la triste conséquence d’un nettoyage ethnique orchestré par la communauté grecque en 1963 suivi de l’invasion de Chypre par l’armée turque en 1974 qui a entraîné un second nettoyage ethnique, cette fois-ci, aux dépens de la majorité grecque. Sevgul Uludag ne ménage pas ses efforts pour rapprocher les deux communautés encore traumatisées par les atrocités qu'elles se sont infligées. Elle a ouvert une hotline pour recueillir des témoignages et reconstituer les faits, retrouver des corps pour identifier les victimes. Elle écrit leur histoire ensuite, permettant ainsi aux familles de faire leur deuil et aux Chypriotes de faire face à leur passé. Proposée au Prix Nobel de la Paix, elle n'est pas tendre avec l'Europe quand bien même cette dernière verse des fonds au Comité des personnes disparues.
La découverte ces dernières années de gigantesques gisements gaziers au large de Chypre a aiguisé les appétits des pays de la région. La République de Chypre a signé des contrats d’exploration avec des géants des hydrocarbures comme l’italien Eni, le français Total, l’américain ExxonMobil, Israël ou encore l'Egypte, qui a signé en 2018 un accord gazier incluant la construction d'un pipeline sous-marin. Mais Ankara s'oppose à toute exploration et exploitation de ces ressources gazières qui exclurait la République turque de Chypre du Nord. Malgré les mises en garde de Washington et de l'Union européenne, les autorités turques ont récemment annoncé leurs intentions de mener des opérations de forage de gaz jusqu'en septembre et ont envoyé des bateaux sur une portion de la mer Méditerranée qui selon la Turquie déborde sur la zone économique exclusive de Chypre. Ces réserves gazières semblent aujourd'hui exacerber les mouvements nationalistes des deux côtés de la Ligne verte. Si les prochaines élections européennes pourraient voir élire le premier eurodéputé chypriote turc au Parlement Européen, elles feront sans doute venir également à Bruxelles le premier eurodéputé d’extrême droite chypriote grec.
Annebelle Grelier, France Culture, 16 mai 2019
Nicosie, 8 juillet (U.P.I.). - M. Galo Plaza, chef de la mission civile de l'O.N.U. à Chypre, a annoncé hier mardi que les troupes des Nations unies venaient de recevoir l'ordre de " démilitariser " une zone de 200 mètres de large - 100 mètres de part et d'autre de la " ligne verte " de cessez-le-feu - à l'intérieur de Nicosie. Les " casques bleus " auront toute latitude pour patrouiller, rechercher, arrêter et désarmer les Chypriotes appartenant aux deux communautés.
M. Galo Plaza a précisé que les Chypriotes grecs avaient déjà accepté de se retirer de 100 mètres en deçà de la " ligne verte ", " même si les Turcs n'en faisaient pas autant de leur côté ".
Mercredi 23 avril, la «Ligne verte» qui divise Chypre depuis 1974 a été ouverte. Pour la première fois en trente ans, les Chypriotes turcs ont pu se rendre dans la partie grecque, et vice-versa. Au programme, émotion et retrouvailles.
Mardi 22 avril au soir, j’ai reçu un coup de fil de mon vieil ami Arif Tahsin, qui vit à Lapithos, dans le nord de Chypre, côté turc. “Viens, je t’invite pour un café demain après-midi”, m’a-t-il dit. Son appel suivait la décision de Rauf Denktas [le président de la “république turque de Chypre du Nord”] de lever les barrières interdisant la libre circulation des personnes des deux côtés de la fameuse “Ligne verte” qui divise Chypre depuis 1974. “Tu blagues !” lui ai-je répondu, incrédule. Sa réponse était très optimiste. “Avec l’entrée de Chypre dans l’Union européenne, Denktas a perdu la partie. Le temps joue maintenant contre les combats d’arrière-garde, dans le sens du rapprochement des deux parties de l’île.” De mon côté, j’étais plus réservé, ce qui a déçu mon ami Arif. Il appartient à la rédaction du journal Africa [édité dans la partie turque de l’île], qui exprime les positions les plus osées quant au problème de Chypre. Sa une d’hier parlait de cette ouverture des frontières comme d’une journée historique. Ainsi, lorsque finalement j’ai appelé Arif pour lui suggérer de préparer ce fameux café parce que j’arrivais, c’était son tour de se montrer incrédule. Pourtant, j’étais déjà passé côté turc, et je l’appelais de Famagouste [Gazimagusa en turc]. Une heure plus tard, je sonnais à sa porte. Il m’a accueilli, très ému, sans pouvoir prononcer un mot. Cette rencontre fut pour nous un moment unique, inimaginable quelques jours auparavant.Jusqu’à la dernière minute avant de commencer cette expédition, je n’étais pas sûr de vraiment passer de l’autre côté. Le gouvernement de la république de Chypre (au Sud) a tout fait pour décourager les Chypriotes grecs d’aller au Nord, craignant que la mesure prise par Denktas n’aboutisse à l’officialisation indirecte de son Etat, qui n’a jamais été reconnu par la communauté internationale [mais seulement par la Turquie]. Tôt le matin, une quarantaine de Chypriotes grecs ont quand même eu l’audace de tenter leur chance et se sont présentés au point de contrôle du Ledra Palace Hotel, seul check point entre les deux parties de l’île, au coeur de Nicosie [devenue Lefkosia/Lefkosa depuis 1995]. De l’autre côté, deux fois plus de Chypriotes turcs attendaient pour passer dans l’autre sens. Lorsque les premiers ont traversé la frontière sans problème, ce fut la ruée. Certains étaient jeunes et curieux de voir à quoi ressemblait l’autre côté du mur. D’autres, plus âgés, avaient abandonné leurs maisons en 1974 et voulaient revoir leur quartier, leurs anciens amis. Ce désir était si fort que les quelques tentatives d’intimidation officielles ont fait long feu.Lorsque je me suis retrouvé au point de contrôle, le chaos régnait. Sans comprendre comment, sans même montrer mon passeport, je me suis retrouvé littéralement propulsé de l’autre côté. Un ami journaliste du Nord m’attendait et m’a proposé d’aller faire un tour. C’était le jour de la fête nationale turque. Du coup, les bâtiments officiels et les rues étaient pavoisés. J’ai été également étonné par l’omniprésence des soldats turcs. A part cela, le trajet était magnifique. Il a beaucoup plu cette année et le paysage était particulièrement verdoyant. A Famagouste, on a eu un peu de difficulté à trouver une place pour garer la voiture. Partout il y avait des voitures de Chypriotes grecs. C’était une image parfaitement surréaliste que de voir au Nord toutes ces voitures avec des plaques d’immatriculation de la république de Chypre. Sur le port si pittoresque de Famagouste, l’émotion est devenue encore plus vive. Ce n’est pas seulement le fait de se trouver dans la ville symbole de l’invasion turque, c’était d’entendre partout parler le grec. Et pourtant on ne sentait aucune hostilité, les Chypriotes turcs étaient extrêmement chaleureux.Peut-être cet instant de liberté fait-il partie de la stratégie de Denktas et conduit-il à un piège, mais il est certain que la population de Chypre désire une solution. Leur enthousiasme à traverser la frontière ou à nous accueillir suffit à le prouver. On s’est assis dans un café et la fille du propriétaire est venue pour parler de ses inquiétudes. S’agit-il d’un nouveau jour pour Chypre ou d’un énième coup fourré du leader chypriote turc ? Personne ne pouvait répondre à cette question, surtout à l’heure de cette rencontre. En tout cas, le gouvernement chypriote grec a été pris par surprise. Les seuls qui étaient déjà prêts à s’engouffrer dans la brèche à peine ouverte étaient les commerçants. Au point de contrôle, une jeune femme distribuait déjà des prospectus avec des offres de location de voitures. Les restaurateurs nous demandaient comment mettre des annonces dans la presse chypriote grecque. Dans les magasins, on nous accueillait, en grec, d’un sonore “Kopiase file !” [Bienvenue, mon ami !] Comme l’a fait remarquer Georges Papandréou, le ministre des Affaires étrangères grec, cette mesure parviendra peut-être à démolir à jamais les murailles artificielles qui séparent encore les deux communautés. Peut-être aidera-t-elle aussi à faire de Nicosie une ville ouverte et à en finir avec les remparts, politiques cette fois, qui sont un obstacle à une solution définitive de ce conflit.
L'un vit dans le nord de Nicosie, dernière capitale divisée au monde, l'autre dans le sud. À leur naissance, le mur qui déchire le pays depuis quarante-cinq ans existait déjà. Ils n'auraient donc, logiquement, jamais dû se rencontrer. Hasan Siber, Chypriote turc de 30 ans, et Alexandros Philippides, Chypriote grec de 32 ans, ont pourtant créé l'année dernière la start-up Colive, qui produit une huile fabriquée avec des olives cueillies des deux côtés de l'île. "Nous essayons de promouvoir ce qui nous ressemble plutôt que ce qui nous divise, justifient les deux associés, qui sont devenus amis pendant leurs études à Londres. La paix n'est pas quelque chose que l'on obtient sur un bout de papier."
Avec deux comptes en banque, deux assurances automobiles et deux forfaits téléphoniques, un de chaque côté de l'ancienne colonie britannique, leur vie d'entrepreneurs est dupliquée à l'infini. Mais leur objectif reste le même : faire tomber les barrières, physiquement et dans les têtes.
Comme une poignée d'autres pionniers, ils ont installé leurs bureaux dans la zone tampon de Nicosie, à quelques mètres du mur hérissé de barbelés, émaillé de neuf points de passage et surveillé par 900 Casques bleus de l'ONU. Les pourparlers politiques ont beau être régulièrement relancés depuis quarante ans, ces infatigables artisans de la paix bataillent pour solder un passé douloureux : en 1974, en réponse à un coup d'État des ultranationalistes souhaitant le rattachement du pays à la Grèce, des troupes turques ont envahi le nord de l'île.
Près de 150 000 personnes ont été déplacées des deux côtés, abandonnant leur maison et leurs proches. Depuis, la République turque de Chypre du Nord, autoproclamée indépendante en 1983, dirigée par Mustafa Akinci, est reconnue uniquement par la Turquie. Au sud, la République de Chypre, présidée par Nicos Anastasiades, a rejoint l'Union européenne en 2004. Comment, dans ces conditions, promouvoir le vivre-ensemble?
C'est précisément la question à laquelle s'attelle quotidiennement Loizos Loukaidis, coordinateur d'un projet baptisé Imagine. Ce jour-là, le jeune homme distribue des casquettes blanches à des dizaines de messagers de la paix âgés de 6 à 12 ans, en prévision de leur "atelier" au Ledra Palace, dans la zone tampon. Fermé en 1974 et transformé en quartier général des Nations unies, l'hôtel, jadis le plus chic de l'île, est resté dans son jus, entre murs jaunis, lustres branlants et escaliers en marbre ébréchés.
C'est dans ce cadre hors du temps qu'Alexandros et Saadet, Despina et Eral se découvrent à travers des jeux, mesurent combien leurs deux langues maternelles, les dialectes chypriotes grec et turc, contiennent des mots communs. Pour que l'incompréhension et la peur ne se transmettent plus de génération en génération. "On enlève la première brique du mur pour qu'ils se regardent, commente Loizos Loukaidis. C'est un grand pas, qui permet de travailler sur l'antiracisme."
L'activiste les fait ensuite monter tous ensemble dans un bus, direction le terrain de basket. Mais la plus belle des victoires n'est pas forcément sur le terrain. "Les plus âgés sont devenus amis, se félicite Stephanie Nicolas, responsable de l'ONG Peace Players, chargée de la vingtaine d'entraînements qui se déroulent chaque semaine des deux côtés de l'île. Ils discutent sur les réseaux sociaux en anglais et traversent même les points de passage tout seuls pour se retrouver! À cet âge, ce sont des éponges. On ne fait jamais référence au conflit ou aux stéréotypes véhiculés par la société, pour les sortir de leur bulle."
Devenue entraîneuse après avoir été joueuse pendant plusieurs années, Sevilay Pirlanta, Chypriote turque de 18 ans, a vu les retombées d'un tel programme jusque dans sa famille. "Au début, je me disputais beaucoup avec mes grands-parents, car ils considéraient que les Chypriotes grecs de notre entourage étaient des criminels, confie-t-elle. Aujourd'hui, on en parle plus calmement."
Développées dès 2003 grâce à l'ouverture des points de passage, ces initiatives permettent d'alléger un climat pesant. Mais certains habitants refusent toujours de traverser les check-points, pour ne pas avoir à montrer leur carte d'identité "dans leur propre pays". D'autres ne veulent pas mettre un pied au Nord, synonyme de reconnaissance d'un territoire qu'ils jugent occupé. L'espoir soulevé par les pourparlers de 2017, en Suisse, s'est fané.
"Les responsables politiques utilisent la rhétorique nationaliste pour monter les gens les uns contre les autres car la division les sert, déplore Kemal Baykalli, membre de l'association Unite Cyprus Now. Or le statu quo n'est pas soutenable." Certains matins, les activistes se lèvent même avec la boule au ventre. "Il suffit que des ultranationalistes arrivent de chaque côté de la zone tampon avec un cocktail Molotov et tout ce que nous avons patiemment construit s'effondrera", redoute l'un d'entre eux.
Tous continuent pourtant de croire que la paix viendra "par le bas". Comme Stefanos Evripidou, responsable du Cyprus Dialogue Forum, qui mobilise chaque mois depuis quatre ans entreprises, syndicats, partis politiques et associations pour imaginer un marché du travail, un système éducatif, un régime de retraite communs. Et faciliter, le temps venu, l'émergence d'un État fédéral. "Trois années – de 1960 à 1963 – avec un gouvernement partagé, c'est finalement très peu, reconnaît l'associatif.
Les pourparlers impliquent uniquement les chefs des deux communautés, mais ceux-ci changent régulièrement avec les élections. Avec ça, comment faire en sorte que les deux parties se fassent confiance?" D'autant que les obstacles à la paix restent nombreux, comme l'influence grandissante de la Turquie, qui dispose de 30.000 soldats postés au Nord. Ou l'épineuse question de la restitution des propriétés spoliées après la guerre, alors que les disparus des massacres de 1963 et de 1974 continuent de hanter le quotidien…
Chaque mois, des corps continuent à être déterrés, et leurs os soumis à des tests ADN pour une identification. Sevgul Uludag, cofondatrice de l'association Together We Can, a consacré sa vie au processus de paix, parfois sous la menace. Régulièrement, elle parcourt chaque kilomètre de l'île pour localiser des corps à partir d'une confidence. Elle reconstitue minutieusement les histoires des disparus grâce à une ligne téléphonique dédiée. Elle aussi emmène des familles chypriotes grecques et turques, à la recherche de leurs proches, témoigner dans les salles de classe. "Pour regarder l'avenir, il faut d'abord affronter le passé, martèle-t-elle à chaque jeune qu'elle rencontre. N'oubliez pas que les victimes et les coupables se trouvent des deux côtés."
Article de Camille Neveux paru dans Le Journal du Dimanche, 6 mars 2019