Lorsque l’on quitte les derniers faubourgs de Séoul en direction du nord, la campagne, sur le flanc gauche de l’autoroute, est hérissée sur des kilomètres de grillages métalliques surmontés de barbelés. A une soixantaine de kilomètres de la capitale sud-coréenne, Panmunjom, « le village au pont de bois », est situé au milieu de la zone dite « démilitarisée » (demilitarized zone, DMZ), la bande de terre de 4 kilomètres de large qui, telle une lézarde dans un mur, traverse la péninsule d’Est en Ouest sur 247 kilomètres et sépare ainsi les deux Corées.
Avant d’être rayé de la carte au cours de la guerre de Corée (1950-1953), Panmunjom était un hameau agricole. L’Histoire en fit par la suite une sorte de no man’s land sur la ligne de front. C’est ici que se tinrent, à l’époque, les laborieux pourparlers d’un armistice qui, même s’il fut signé en 1953, ne fut jamais suivi d’un traité de paix. Seul point de contact entre le Nord et le Sud, Panmunjom accueille aujourd’hui les baraquements bleu ciel des Nations unies, chargées de surveiller l’application de l’armistice avec, de part et d’autre, deux pavillons. Celui du Sud, baptisé « Pavillon de la Liberté », sera le théâtre, vendredi 27 avril, de la rencontre entre le dirigeant nordiste Kim Jong-un et le président sudiste Moon Jae-in. Kim Jong-un deviendra ainsi le premier dirigeant suprême nord-coréen à franchir la ligne de démarcation.
Avant de parvenir à la DMZ en provenance de Séoul, on pénètre dans « l’aire de contrôle civil », une zone tampon d’une dizaine de kilomètres de profondeur qui s’étend tout au long de la ligne de démarcation. Son accès est réglementé : seuls y vivent des agriculteurs nés sur place, qui représentent quelques dizaines de milliers d’habitants. Les environs dégagent un étrange charme champêtre : la circulation est quasi inexistante, le paysage de collines et de rizières est vierge de toute publicité. Ce cadre bucolique coexiste avec un lourd dispositif de sécurité : camps militaires, check points, énormes blocs de béton antichars disposés de part et d’autre de la route et prêts à être dynamités en cas d’attaque pour bloquer le passage ; sans compter, çà et là, des batteries d’artillerie camouflées dans les feuillages. (...)
La DMZ n’a de « démilitarisé » que le nom. En réalité, deux armadas se font face, et le corridor de séparation lui-même est truffé de mines. Du côté sud-coréen, un double grillage électrifié, surmonté de barbelés et éclairé de nuit par des projecteurs, est jalonné de miradors, de bunkers et de haut-parleurs déversant par moments des décibels de propagande. Il en va de même de l’autre côté, mais le paysage y est plus morne, et la population civile invisible.
En Corée du Nord, la route étroite qui mène de la ville de Kaesong à Panmunjom, à une dizaine de kilomètres de là, est bordée par endroits de murs de brique et de portiques de béton (protections antichars, comme au Sud). Le « décor » devient plus avenant à mesure que l’on approche de la DMZ. Sur le chemin, on peut visiter le modeste bâtiment blanc où eurent lieu, deux ans durant, des pourparlers de cessez-le-feu entre Américains et Coréens du Nord, tandis que se poursuivait une guerre de position. Au total, les combats firent 4 millions de morts, dont la moitié de civils. Un bilan d’autant plus tragique que chaque camp a fini par revenir, plus ou moins, à ses positions.
C’est dans un bâtiment voisin, plus spacieux, que fut signé l’armistice de 1953. Tout est resté en l’état : sur la grande table lustrée figurent les petits drapeaux des belligérants – commandement des Nations unies (les Etats-Unis), armée populaire nord-coréenne et « volontaires » chinois venus à la rescousse de celle-ci. Aux termes de l’accord, chaque camp a reculé de deux kilomètres de part et d’autre de la ligne de front pour créer la DMZ, au centre de laquelle passe aujourd’hui la ligne de démarcation, matérialisée par des pieux.
Selon l’officier de l’Armée populaire en uniforme vert olive chargé d’escorter les visiteurs dans la salle de signature de l’armistice, « c’est ici que les impérialistes américains ont capitulé devant les héroïques Coréens ». Non loin de là, une affiche de propagande montre une main gigantesque broyant un soldat américain. Un « Musée de la paix » présente, documents et photos à l’appui, les « horreurs commises par les Américains », dont des bombardements – avérés – au napalm. Puis on parvient au pavillon Panmungak, de style stalino-maoïste des années 1950, qui fait face, du côté sud, au Pavillon de la Liberté au toit en soucoupe inspiré de l’architecture traditionnelle. De sa terrasse, on domine la « zone commune de sécurité » (Joint Security Aera, JSA), un espace circulaire de 1 km² au centre duquel se dressent les trois baraquements bleu ciel des Nations unies. La ligne de démarcation, signalée avec soin, les traverse dans le sens de la largeur.
Dans un pays comme dans l’autre, Panmunjom est un haut lieu touristique. Au Sud, 150 000 visiteurs sont reçus chaque année. Au Nord, les statistiques manquent, mais le site figure au programme de tout séjour en République populaire démocratique de Corée (RPDC). Au quotidien, cela donne un étonnant ballet de visites guidées : à tour de rôle, des groupes restreints de touristes pénètrent dans les baraquements des Nations unies, dont la porte opposée est fermée et gardée par deux militaires en faction, afin d’écouter debout les explications débitées à une cadence de mitrailleuse par les officiers accompagnateurs.
La JSA est le seul endroit de la DMZ où les forces américano-sud-coréennes et nord-coréennes se font face directement. Du côté sud, des soldats casqués, figés dans la position d’attente de taekwondo, l’art
martial coréen – jambes et bras légèrement écartées, poings serrés – et portant des lunettes noires afin de ne pas croiser le regard de l’adversaire semblent sortir d’un film hollywoodien. Au moins, le visiteur sait à quoi s’en tenir : il lui est rappelé qu’il pénètre dans « une zone hostile », qu’il est interdit de « fraterniser » avec l’ennemi et de faire des « gestes hostiles », mais aussi de « passer au Nord ». Même lorsqu’il n’y a pas âme qui vive en face d’eux, les militaires conservent cette attitude dissuasive. Leurs homologues « nordistes » ont
une allure moins menaçante.
En fait, la DMZ est trop hermétique pour que quiconque cherche à la franchir. Les 30 000 fugitifs nord-coréens recensés depuis 1953 ont d’abord transité par la Chine puis des pays tiers (Mongolie, Vietnam, Laos, Thaïlande…) avant de trouver refuge au Sud. Malgré tout, il y a eu quelques spectaculaires défections à travers la DMZ. La dernière en date remonte à novembre 2017. Ce jour-là, un sans-grade nord-coréen s’est précipité du côté sud de la JSA sous les balles des soldats lancés à sa poursuite. Grièvement blessé, il a pu être secouru.