Le 15 novembre 2008, la déclaration commune du premier sommet du G20, réuni dans l'urgence pour coordonner les réponses à la crise financière, fut l'occasion pour les chefs d'État et de gouvernement de souligner « combien il est vital de rejeter le protectionnisme » et d'annoncer leurs efforts pour « parvenir cette année à un accord (…) conduisant à la conclusion de l'agenda pour le développement de Doha1 », le cycle des négociations multilatérales alors en cours sous l'égide de l'Organisation mondiale du commerce. 10 ans plus tard presque jour pour jour, le président américain tweetait fièrement qu'il était « un homme de droit de douane » (« I am a Tariff Man », dans un tweet du 4 décembre 2018). En une décennie, les recommandations d'ouverture convenues ont fait place à la revendication du protectionnisme comme argument électoral, tandis que les menaces de droit de douane additionnels remplaçaient les appels obligés à la nécessité de nouvelles libéralisations. Ce renversement saisissant illustre l'ampleur du chamboulement du contexte institutionnel et politique du commerce international.
Sébastien Jean, « Le commerce international en crise systémique », L'économie mondiale 2020, CEPII, La Découverte 2019
1.Dans le cadre de l'OMC, les pays négocient une réduction des droits de douane. Le cycle de Doha qui a débuté en 2001 demeure inachevé faute d'accords. Cela marque un affaiblissement du multilatéralisme.
Vers une nouvelle ère du protectionnisme
Les défis de la relocalisation 5/5. La pandémie liée au Covid-19 a mis un peu plus en lumière les fragilités de l’hypermondialisation. La vulnérabilité des chaînes mondiales d’approvisionnement et les tensions commerciales freinent l’essor du libre-échange.
Le protectionnisme se mondialise. Il se propage en Europe, aux Etats-Unis, en Chine. Interrogé mi-avril sur la pénurie de matériel médical en pleine pandémie de Covid-19, Peter Navarro, le conseiller au commerce de Donald Trump, a fustigé « la mondialisation de la production et les entreprises multinationales qui ne saluent pas le drapeau, aiment la main-d’œuvre à bas coût dans les ateliers de misère et raffolent des subventions massives du gouvernement chinois ». Pour le conseiller du président américain, la mondialisation serait « le péché originel » de la crise actuelle.
Autre signe qui ne trompe pas : les Pays-Bas, connus pour leur attachement historique au libre-échange, commencent à douter. Le Parlement néerlandais a rejeté, mercredi 3 juin, le traité avec le Mercosur. Leurs députés craignent que l’accord commercial avec le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay ne pénalise les agriculteurs néerlandais et n’aggrave la destruction de la forêt amazonienne. Négocié pendant vingt ans, il risque de ne pas être ratifié par l’Union européenne.
Enfin, la Chine n’hésite plus une seconde à se servir du protectionnisme comme d’une arme diplomatique. Pékin n’a-t-il pas suspendu à la mi-mai ses importations de bœuf australien après que Canberra eut demandé une enquête indépendante sur l’origine de la pandémie de Covid-19 ?
Nombreuses interventions des Etats
Fermeture des frontières, restrictions d’exportations de produits agricoles et médicaux… La crise sanitaire a entraîné un repli sur soi commercial. Les nombreuses interventions des Etats pour sauver leurs économies, sous la forme de subventions, d’aides ou de prises de participation dans des sociétés ont été unanimement saluées, même dans les pays qui sont d’ordinaire récalcitrants à ces choix, à l’instar du Royaume-Uni ou des Etats-Unis.
« Les accords de l’OMC [Organisation mondiale du commerce] permettent de prendre des dispositions exceptionnelles en situation de crise, mais les mesures de soutien aux entreprises poseront problème par rapport aux engagements internationaux si elles durent », prévient toutefois Sébastien Jean, directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). Et ce, même si les règles du commerce mondial sont moins contraignantes depuis que la Chine et les Etats-Unis multiplient les mesures de rétorsion commerciale et que l’instance d’appel du règlement des différends de l’OMC est paralysée depuis décembre 2019.
Qu’il semble loin le temps où le président américain Bill Clinton vantait le libre-échange dans son ouvrage Between Hope and History (« Quand histoire et espoir se rencontrent »), publié en 1996 ! « Nous n’avons pas besoin de construire des murs, mais des ponts. Nous n’avons pas besoin de protection, mais d’opportunités. (…) Nous avons besoin d’un commerce juste avec des règles justes. »
Depuis 1995, date de création de l’OMC, le volume du commerce mondial a été multiplié par 2,7 et la moyenne des droits de douane a diminué de moitié. Cette « hypermondialisation », qui a fait sortir plusieurs pays en développement de la pauvreté, est aujourd’hui fustigée pour avoir détruit les emplois dans les pays riches, accéléré le réchauffement climatique et fragilisé les chaînes d’approvisionnement mondial, tout en augmentant la dépendance vis-à-vis de la Chine (…)
Une guerre commerciale qui a repris de plus belle
Autre critique adressée à la mondialisation des échanges : le réchauffement climatique causé par les émissions de gaz à effet de serre des transports, et la délocalisation des industries polluantes. Bruxelles tente d’y répondre en envisageant la mise en place d’une taxe carbone aux frontières de l’Europe, tout en continuant de négocier des accords commerciaux.
La Commission européenne essaie aussi de sauvegarder le multilatéralisme, en créant une procédure d’appel d’urgence fondée sur les règles de l’OMC. L’initiative a été rejointe par une quinzaine de pays dont la Chine, l’Australie, le Brésil ou le Canada.
Difficile d’imaginer, toutefois, un renouveau du multilatéralisme à l’heure où les deux plus grandes puissances mondiales se livrent une guerre commerciale qui a repris de plus belle ces dernières semaines : Washington menace de suspendre des vols de compagnie chinoise aux Etats-Unis à partir du 16 juin et a interdit à ses entreprises de vendre des équipements technologiques au géant chinois des télécommunications Huawei, qu’il soupçonne d’espionnage.
Une escalade qui emprunte parfois à la rhétorique guerrière, lorsque Donald Trump a décrit le Covid-19 originaire de Chine comme « une attaque sans précédent », « pire que Pearl Harbor ». « Il faut être conscient de la gravité des menaces, s’alarme Sébastien Jean, les mesures protectionnistes entraînent des représailles qui peuvent déstructurer le cadre du commerce mondial et dégénérer. » Dans les années 1930, la hausse des barrières douanières américaines avait provoqué un recul de 65 % des échanges internationaux et aggravé la Grande Dépression.
Article de Julien Bouissou paru dans Le Monde, 06 juin 2020