Guerre en Ukraine : avec les sanctions et les mesures de rétorsion, la menace d’un « rideau de fer numérique » en Russie
En quelques jours, l’espace numérique russe a atteint un niveau d’isolement inédit, sous l’effet des mesures d’interdiction prises par le Kremlin mais aussi du contrecoup des sanctions internationales. Beaucoup craignent que cette ostracisation s’accentue encore, au risque de favoriser un peu plus les politiques drastiques de Moscou.
Des plates-formes comme Instagram jusqu’aux médias traditionnels, un « rideau de fer numérique » menace de s’abattre entre la Russie et le reste du monde, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février. Derrière cette ligne, des réseaux sociaux et des médias abreuvés de propagande, muselés par une législation de fer bannissant l’usage même du mot « guerre » et une population d’internautes soumis à l’influence et au contrôle de Moscou.
D’un point de vue technique, l’Internet russe n’a pas fait sécession du reste du réseau. Il est encore possible de se connecter à un site Web aux Etats-Unis ou en Europe ou bien d’envoyer un e-mail. La Russie, même si elle s’en approche, est encore loin de la Chine, maîtresse dans l’art d’isoler son espace numérique du reste du monde. Mais des pans entiers de l’activité numérique des Russes sont désormais inaccessibles et cet isolement numérique se combine à d’autres formes d’autarcie, notamment économique et financière.
Offensive contre les réseaux sociaux occidentaux
Lorsque, le 4 mars, le régulateur des médias ordonne le blocage de Facebook, accusé d’avoir pénalisé certains médias russes, la décision est spectaculaire politiquement, mais reste limitée sur le terrain. Facebook n’est pas autant utilisé en Russie qu’ailleurs dans le monde. Le Kremlin a cependant passé un cap, le 11 mars, en annonçant le blocage, effectif trois jours plus tard, d’Instagram. Le réseau social spécialisé dans la photo et la vidéo est beaucoup plus populaire que Facebook, et est utilisé dans toutes les couches de la population.
Pour nombre d’observateurs, la plate-forme vidéo YouTube pourrait suivre, d’autant que Google, sa maison mère, a annoncé le blocage au niveau mondial des comptes des chaînes de télévision d’Etat russes. En Russie, YouTube est un espace de relative liberté ; c’est notamment là qu’Alexeï Navalny a diffusé son enquête sur le palais de Poutine, vue plus de cent vingt millions de fois.
La justice russe a par ailleurs annoncé une procédure visant à désigner Meta, la maison mère de Facebook et d’Instagram, comme étant une organisation extrémiste. Une décision sans précédent, qui place l’entreprise de Mark Zuckerberg sur le même plan que l’opposant numéro un au pouvoir russe, Alexeï Navalny.
Cette procédure pourrait ricocher sur la messagerie WhatsApp, autre propriété de Meta et encore accessible aux Russes, selon l’avocat russe spécialisé dans les droits de l’homme Pavel Tchikov. Si la justice accède à la demande du parquet, « toutes les branches de Meta seront légalement considérées comme des organisations extrémistes, ce qui rendrait inévitablement illégale l’utilisation de WhatsApp en Russie », décrypte l’avocat.
Plusieurs figures de proue du numérique n’ont pas eu besoin d’attendre des mesures coercitives de l’Etat russe pour quitter le pays. En quelques jours, ces grandes entreprises ont pris position en faveur de l’Ukraine et mis en place les mesures qu’elles estimaient nécessaires pour isoler la Russie, contrer sa propagande et aider le pays qu’elle a décidé d’envahir. Ainsi, Airbnb a suspendu ses annonces en Russie et en Biélorussie ; Apple a cessé la vente de ses appareils ; Netflix fait maintenant écran noir ; le réseau social TikTok a, lui, bloqué toute nouvelle publication depuis la Russie.
Des chercheurs ont également découvert que TikTok fonctionne désormais en circuit fermé : les Russes ne peuvent plus consulter que les vidéos qui ont été postées depuis leur pays. Sans qu’on sache s’il s’agit d’un signe de soutien ou de défiance à l’égard de Moscou : l’entreprise a refusé de s’exprimer. De nombreuses autres entreprises, comme Samsung, Microsoft ou encore Oracle, ont aussi fait part de leur retrait, total ou partiel, du territoire russe.
Poutine resserre son emprise
En parallèle, le Kremlin a encore resserré son emprise sur son espace numérique et informationnel, et tenté d’assécher toute information qui contredirait l’image qu’il veut donner à sa population de l’invasion en Ukraine. Il a notamment fait adopter une loi très dure qui punit de quinze ans de prison le fait de publier de « fausses informations » sur l’activité de l’armée.
La menace est telle que des médias indépendants, comme la légendaire radio Echo de Moscou, par ailleurs menacée de fermeture par la justice, se sont autodissous. Des médias internationaux, comme CNN ou le New York Times, ont suspendu leur travail en Russie. Le quotidien russe Novaïa Gazeta, pour continuer à travailler, a dû supprimer des articles de son site Internet. Dans son édition papier, « ligotée » par la censure, la rédaction a choisi de publier des pages blanches.
Des médias, comme la BBC, Deutsche Welle, Radio Svoboda ou le site indépendant Meduza, ont, par ailleurs, été bloqués dans le pays, début mars. En miroir, soulignant un peu plus le clivage croissant entre la Russie et l’Occident, des mesures sans précédent pour limiter l’influence des médias d’Etat russes ont été prises, notamment par l’Union européenne, qui les a purement et simplement interdits de diffusion dans le bloc des Vingt-Sept. Apple et Google ont même retiré leurs applications de leurs magasins en ligne.
La crainte d’une déconnexion
Ce « rideau de fer numérique » pourrait-il être amplifié, notamment avec un isolement technique pur et simple de l’Internet russe du reste du monde ? Après tout, le Kremlin avait trompeté, sans fournir de détails, la tenue d’un exercice en ce sens en 2019.
« Avant, je disais aux journalistes que je n’imaginais pas que l’Internet russe puisse être isolé, qu’il était trop interconnecté avec le reste du réseau. Mais maintenant que la Russie est plus largement coupée du monde, ils pourraient aller jusqu’au bout », craint également Natalia Krapiva, de l’ONG Access Now. « Ils ne peuvent évidemment pas appuyer sur un bouton et déconnecter la Russie, mais le trafic étranger peut être réduit, la vitesse peut être limitée et la quantité d’informations entrantes et sortantes peut être diminuée », s’alarme, pour sa part, Pavel Tchikov.
Cette crainte est dans l’air. D’abord, plusieurs entreprises connectant les fournisseurs d’accès russes au reste du réseau ont annoncé se retirer du pays. Une décision en trompe-l’œil dont les conséquences concrètes demeurent très limitées pour le moment, preuve que l’Internet russe est très interconnecté techniquement avec le reste du monde. Ensuite, les autorités ukrainiennes ont fait pression sur l’Icann, un organisme qui gère une partie des infrastructures d’Internet, pour que ce dernier prenne une série de mesures techniques qui auraient conduit, peu ou prou, à déconnecter la Russie de pans entiers d’Internet. L’Icann a refusé.
Plus largement, la Russie pourrait être confrontée à de graves difficultés dans l’approvisionnement de certains équipements, en raison de la décision de certaines entreprises de quitter le pays, mais aussi à des sanctions, notamment américaines. L’Ukraine a, par ailleurs, fait pression, sans que cela soit systématiquement suivi d’effets, sur des entreprises majeures de l’infrastructure d’Internet et plus largement des nouvelles technologies, comme Cloudflare, Amazon, Hitachi, Intel ou Microsoft, pour qu’elles cessent de fournir leurs services en Russie.
Des voix s’élèvent contre les blocages
De plus en plus de voix mettent en garde contre les effets néfastes d’un isolement total de l’Internet de la Russie. Dans une lettre ouverte à l’administration Biden, publiée le 10 mars, trente-cinq organisations de la société civile (dont Human Rights Watch, Reporters sans frontières ou la Fondation Wikimedia) ont appelé le président des Etats-Unis à rester sourd aux « appels croissants d’interférer avec l’accès des Russes à Internet ».
Une inquiétude partagée par les organisations russes de défense de la liberté d’expression. « En Russie, il est déjà difficile de recevoir une information fiable, et c’est pire de jour en jour. Une chose doit être claire : les blocages d’Internet sont une arme de Poutine. Les entreprises qui bloquent l’accès des Russes à Internet sont du côté de Poutine. Si on retire Internet aux Russes, il n’y aura plus aucun moyen pour eux d’obtenir des informations, excepté de la propagande », dénonce Mikhaïl Klimarev, directeur de la Societé de protection de l’Internet, une organisation défendant les droits en ligne en Russie.
« De telles actions [d’entreprises occidentales tendant à isoler la Russie sur Internet] portent un coup à toutes les forces progressistes qui défendent la paix, des relations apaisées avec nos voisins et s’opposent à l’isolement auquel s’astreint la Russie. Cela va couper toutes les sources d’information fiables, y compris les comptes des médias russes indépendants situés hors du pays, ainsi que les moyens pour les Russes de communiquer avec le monde extérieur, y compris avec leurs proches en Ukraine et dans d’autres pays », écrit Roskomsvoboda, une organisation russe de défense des libertés en ligne dans un long texte publié le 7 mars. Un constat nuancé par l’avocat Pavel Tchikov : pour lui, « les Russes peuvent encore accéder à différentes sources d’information indépendantes. Ce n’est pas tant la question de l’impossibilité technique [pour les Russes de s’informer], mais plutôt de la volonté de le faire ».
Par Martin Untersinger, Le Monde, 16 mars 2022.