Du fait de leur caractère transnational, les conditions générales d'utilisation (CGU) de ces géants de la « tech » créent un droit applicable à leurs services qui, par une inversion de la hiérarchie des normes, se retrouve au-dessus de celui des États. Annie Blandin considère que les CGU « se présentent comme de véritables lois de l'internet ».
Or, ces « lois » sont des vecteurs de valeurs qui ne sont pas forcément les nôtres. Comme le relevait Pierre Bellanger dans son ouvrage sur la Souveraineté numérique, la nudité ou la violence sont traitées selon des référentiels culturels américains et non européens. Pendant longtemps, certains acteurs comme Facebook ont d'ailleurs maintenu des clauses attributives de compétence illégales en ce qu'elles octroyaient aux tribunaux américains la compétence pour trancher un litige.
On constate, par ailleurs, qu'invoquer une violation de ces conditions d'utilisation est parfois plus efficace qu'attendre le traitement d'une plainte par les autorités locales. La presse avait ainsi relayé l'étonnement du directeur général des douanes et des droits indirects sur la promptitude de Facebook à censurer le partage de « L'origine du monde » de Gustave Courbet, jugé non-conforme à ses règles d'utilisation, au regard du manque de diligence de la firme à retirer des annonces pour des ventes de produit de contrebande.
Comme l'a rappelé Pierre Bellanger devant votre commission d'enquête, parfois, l'État ne parvient pas à faire appliquer sa volonté : « à l'été 2016, quelques dizaines de Français ont été mis à mort sur une messagerie chiffrée. L'État français a tenté de faire interdire ce service, de faire retirer la liste, mais les plateformes ont refusé de fermer l'application. L'État s'est trouvé démuni face à la mise en danger de ses citoyens ».
Autre exemple : le 25 septembre dernier, Google a annoncé sa volonté de ne pas appliquer la loi sur les droits voisins des agences de presse et des éditeurs de presse votée en France à l'unanimité des deux assemblées en application d'une directive européenne.
En somme, on rappellera les termes utilisés par Pauline Türk, qui résumait la situation devant votre commission de la façon suivante : « Les multinationales américaines (...) disposent de facto du pouvoir d'imposer des règles. Elles bénéficient d'une suprématie grâce à leur position dominante sur le marché, et sont les véritables pouvoirs souverains dans le cyberespace. Qui fixe les conditions générales d'utilisation ? Qui est en situation de monopole pour la fourniture de services devenus indispensables ? Qui a le pouvoir de se faire obéir ? Qui peut décider de supprimer des contenus, de censurer un tableau, de fermer le profil d'un utilisateur - cela équivaut à une mort sociale, notamment pour la jeune génération -, de vendre des données personnelles, de ne pas rendre des données stockées sur un cloud ? Ce sont toujours les mêmes : Google, Amazon, Facebook, Apple, etc ».
...et entendent influencer la décision publiqueDotés d'importants moyens financiers, ils entendent peser sur la prise de décision publique comme aux États-Unis, en Europe. Lors des débats sur la directive dite « droits d'auteur », imposant aux géants du numérique de verser de tels droits aux créateurs de contenus diffusés sur des plateformes numériques telles que Google Actualité ou encore YouTube, le lobbying fut particulièrement intense et agressif. Lors de son audition, Benoît Thieulin a ainsi affirmé : « Par leur activisme contre la directive sur le droit d'auteur, les plateformes m'ont profondément choqué : elles ont utilisé leur propre force de frappe à des fins de propagande. Il s'agit là d'un véritable problème démocratique ».
Ce phénomène va croissant. Entre 2011 et 2017, les dépenses de lobbying de Google auprès des instances de l'Union européenne sont passées d'un à six millions d'euros.