Twitter : Elon Musk suspend les comptes de plusieurs journalistes américains qui le critiquent et provoque un tollé
Le milliardaire, qui avait pris le contrôle du réseau social en invoquant la défense de la liberté d’expression, assure que les reporters ont participé à la diffusion de sa position en temps réel, mettant en danger sa famille. Faux, répond le « Washington Post ».
Elon Musk, héraut autoproclamé de la liberté d’expression, s’est-il autodétruit, jeudi 15 décembre dans la soirée ? Le réseau social Twitter, acquis pour 44 milliards de dollars (41 milliards d’euros) par le patron de Tesla et fondateur de SpaceX, a soudainement suspendu au moins huit comptes de journalistes ayant écrit à son propos. Il s’agit notamment de Drew Harwell (The Washington Post), de Ryan Mac (The New York Times), de Donie O’Sullivan (CNN) ou d’Aaron Rupar, journaliste politique indépendant présent sur la plate-forme en ligne Substack, et fort de 800 000 abonnés. Puis, vendredi soir, celui d’une journaliste de Business Insider, Linette Lopez, qui a publié une série d’articles sur Tesla entre 2018 et 2021.
Mercredi 14 décembre, Elon Musk avait commencé par suspendre le compte Twitter qui suivait les déplacements de son jet privé, au nom de la protection de la vie privée et de la mise en danger de sa famille. « Tout compte révélant les informations de localisation en temps réel de quiconque sera suspendu, car il s’agit d’une violation de la sécurité physique. Cela inclut la publication de liens vers des sites contenant des informations de localisation en temps réel. Publier des lieux où quelqu’un s’est rendu avec un léger retard n’est pas un problème de sécurité, donc ça va », avait tweeté dans la journée le milliardaire. Un peu plus tard, il avait aussi suspendu le compte personnel de l’animateur de ce compte, Jack Sweeney, un étudiant de 20 ans qui avait demandé 50 000 dollars pour arrêter de suivre le jet d’Elon Musk.
Le 6 novembre, Elon Musk s’était pourtant targué de ne commettre aucune censure : « Mon engagement envers la liberté d’expression s’étend même à ne pas interdire le compte suivant mon avion, même si c’est un risque direct pour la sécurité personnelle. »
Pour justifier la suspension des comptes des reporters, Elon Musk a tweeté, jeudi soir : « Me critiquer toute la journée est tout à fait acceptable, mais révéler ma position en temps réel et mettre ma famille en danger ne l’est pas. » Avant d’ajouter : « Les mêmes règles s’appliquent aux “journalistes” comme à tout le monde. »
Il semble qu’un incident avec un véhicule transportant un des enfants d’Elon Musk, prénommé X, soit à l’origine de l’accélération de l’affaire. « Hier soir, la voiture transportant le petit X à Los Angeles a été suivie par un harceleur fou (pensant que c’était moi), qui a ensuite empêché la voiture de bouger et a grimpé sur le capot. Une action en justice est en cours contre Sweeney et les organisations qui ont soutenu le mal fait à ma famille », a écrit sur le réseau social Elon Musk.
Des suspensions « préoccupantes mais pas surprenantes »
Toutefois, le Washington Post affirme qu’aucun des tweets des journalistes dont les comptes ont été suspendus – et ils sont désormais inaccessibles – ne localise ou ne met en danger le milliardaire et sa famille, même si certains renvoient au site traçant la localisation de l’avion d’Elon Musk. Un responsable du New York Times, Charlie Stadtlander, a déclaré que « ni le Times ni Ryan Mac n’ont reçu d’explication sur les raisons pour lesquelles cela s’est produit. Nous espérons que tous les comptes des journalistes seront rétablis et que Twitter fournira une explication satisfaisante à cette action ».
Kristine Coratti Kelly, porte-parole de la chaîne CNN, a estimé que les suspensions étaient « préoccupantes mais pas surprenantes », et que « l’instabilité et la volatilité croissantes de Twitter devraient être une préoccupation incroyable pour tous ceux qui l’utilisent ». Le journaliste suspendu de CNN, Donie O’Sullivan, a estimé que les actions de Twitter pourraient intimider les reporters qui couvrent les entreprises appartenant à Elon Musk.
Elon Musk avait pourtant justifié son rachat de Twitter en invoquant la liberté d’expression, menacée, selon lui. Le 25 mars, il avait lancé ce sondage sur le réseau : « La liberté d’expression est essentielle au fonctionnement d’une démocratie. Pensez-vous que Twitter adhère rigoureusement à ce principe ? » Et de formuler, dans la foulée, une mise en garde : « Les conséquences de ce scrutin seront importantes. Merci de voter prudemment. » Deux millions de votes plus tard, le verdict était tombé, avec 70 % de jugements négatifs sur Twitter. Quelques jours après, le public apprenait qu’Elon Musk avait ramassé en Bourse des actions de l’entreprise depuis la fin janvier.
La prise de pouvoir d’Elon Musk sur Twitter, cet automne, a abouti à un déchaînement de discours de haine sur le réseau social – démenti par ce dernier – et à une jubilation des républicains et de l’extrême droite américaine.
Campagne contre la gauche démocrate
Au nom de la liberté d’expression, Elon Musk, après un rapide sondage sur Twitter, a rétabli le compte de Donald Trump, suspendu après les émeutes du 6 janvier 2021, arguant que l’ancien président n’avait pas violé les règles internes du réseau social. « Sous la pression de centaines d’employés militants, Twitter [a suspendu] Trump, un président américain [alors] en exercice, même s’ils reconnaissent eux-mêmes qu’il n’a pas enfreint les règles », a-t-il expliqué, le 12 décembre. Omettant de rappeler que Donald Trump avait tenté d’invalider des élections démocratiques, ce qui revient à une tentative de coup d’Etat, et que sa suspension de Twitter – critiquée à l’époque il est vrai par l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, et le commissaire européen Thierry Breton – avait pour objet de le priver de mégaphone.
Elon Musk accuse aussi les algorithmes de la plate-forme d’avoir mis en sourdine les voix des conservateurs. « Twitter est à la fois un réseau social et une scène de crime », a-t-il accusé.
Alors que ses interlocuteurs lui reprochent de négliger son entreprise Tesla, dont le cours de Bourse a perdu 60 % depuis le plus haut atteint en avril, Elon Musk est parti dans une campagne politique absolue contre la gauche démocrate, comme il le revendiquait lui-même, le 12 décembre : « Soit le virus woke est vaincu, soit rien n’a d’importance », tweetait-il, mélangeant son combat contre la gauche et les mesures prises pour contrer l’épidémie de Covid-19.
Jeudi soir, rajoutant à la confusion, le milliardaire a interrogé les utilisateurs de Twitter : faut-il réintégrer les journalistes tout de suite, demain, dans sept jours ou dans plus longtemps ? Réponse majoritaire : tout de suite. Elon Musk, manifestement déçu par le résultat, a donc décidé… de relancer une autre consultation : « Désolé, il y avait trop d’options. Je vais refaire le sondage. »
Il n’y a pas si longtemps, Elon Musk avait tweeté : « J’espère que même mes pires détracteurs resteront sur Twitter, car c’est ce que signifie la liberté d’expression. » C’était le 25 avril, une éternité...
Arnaud Leparmentier, Le Monde, 16 décembre 2022.