La libération de Nelson Mandela (1990)
En ce jour de ma libération, j'exprime ma gratitude sincère et chaleureuse aux millions de mes compatriotes et à ceux qui de tous les coins du monde ont fait campagne sans relâche pour ma libération (…). Aujourd'hui, une majorité de Sud-Africains, noirs ou blancs, admettent que l'apartheid n'a pas d'avenir (…). L'étendue des destructions causées par l'apartheid à l'échelle de notre sous-continent est incalculable. Le tissu familial de millions de gens de mon peuple a été détruit. Des millions sont sans abri et sans travail. Notre économie est en ruine et notre peuple en proie à des troubles politiques. Notre recours à la lutte armée en 1960 (…) était purement défensif contre la violence de l'apartheid. Mais les facteurs qui ont rendu nécessaire cette lutte armée existent encore aujourd'hui ; nous n'avons pas d'autre choix que de continuer. Exprimons cependant l'espoir qu'un climat favorable à un règlement négocié verra bientôt le jour qui rendra inutile la lutte armée (…). Les négociations sur le démantèlement de l'apartheid devront satisfaire l'attente extraordinaire de notre peuple pour une Afrique du Sud démocratique, non raciale et unitaire (…). Notre lutte a été un moment décisif. Nous appelons notre peuple à saisir ce moment pour que la transition vers la démocratie se déroule sans délai et sans à-coups. Cela fait trop longtemps que nous attendons notre liberté.
Discours de Nelson Mandela, hôtel de ville du Cap, 11 février 1990, dans FX Fauvelle, Convoquer l'histoire. Nelson Mandela : 3 discours commentés, Alma éditeur, 2 015
Les premières élections multiraciales (27 avril 1994)
Les Noirs votent pour la première fois dans une élection nationale (élections du Parlement)
J'ai voté le 27 avril, le premier des 4 jours de scrutin. J'avais décidé de voter au Natal (1) pour montrer aux gens que, dans cette province divisée, aller au bureau de vote ne représentait aucun danger (…). J'ai fait une croix dans la case près des lettres ANC (2) et glissé mon bulletin plié dans une simple case de bois ; j'avais voté pour la première fois de ma vie. Les images des Sud-Africains se rendant au bureau de vote sont restées gravées dans ma mémoire. De longues files de gens patients qui serpentaient sur des routes boueuses ou dans les rues des villes ; de vieilles femmes qui avaient attendu un demi-siècle pour pouvoir voter, disant que, pour la première fois de leur vie, elles avaient l'impression d'être des êtres humains ; des Blancs, hommes et femmes, affirmant leur fierté de vivre enfin dans un pays libre. Pendant ces 3 jours de scrutin, l'atmosphère du pays fut à l'optimisme. La violence et les attentats avaient cessé et nous avions l'impression d'être une nation qui renaissait (…). Le soir du 2 mai, de Klerk a fait un discours très agréable. Après plus de 3 siècles de pouvoir, la minorité blanche reconnaissait sa défaite et transmettait le pouvoir à la majorité noire.
Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Fayard ,995
(1) Province d'Afrique du Sud
(2) ANC (Congrès national africain) : Principal parti politique d’Afrique du Sud luttant contre le régime de l’Apartheid
Une nouvelle Afrique du Sud
Nous peuple de l'Afrique du Sud, reconnaissons les injustices de notre passé ;
Honorons ceux qui ont souffert pour la justice et la libertésur notre terre ;
Respectons ceux qui ont travaillé à la construction et au développement de notre pays ; et croyons que l'Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent, unis dans notre diversité.
Ainsi, par l'entremise de nos représentants librement élus, nous adoptons cette constitution comme loi suprême de la République de façon à ;
Discours d'investiture de Nelson Mandela, Pretoria, 10 mai 1994.
Claude Wauthier, « Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud », Le Monde diplomatique, janvier 2005.
DIX ANS après la vague de démocratisation qui toucha le continent noir, l'Afrique semble, une fois de plus, mal partie. Après l'euphorie démocratique, voici venu le temps des désillusions. Le rêve s'est même parfois transformé en cauchemar. Au Rwanda, au Burundi, dans l'ex-Zaïre, au Congo-Brazzaville, en Sierra-Leone et au Liberia, la « transition » a tourné au bain de sang.
La « renaissance africaine », encore évoquée lors de sa tournée africaine, il y a à peine deux ans, par le président américain Clinton, prend des allures de mirage. Depuis, la guerre a repris en République démocratique du Congo (ex-Zaïre), mais aussi en Angola, entre l'Ethiopie et l'Erythrée. Un peu partout, l'heure est à la restauration autoritaire. A l'aide de scrutins plus ou moins truqués, de l'hégémonie de l'ex-parti unique dans l'appareil d'Etat, de la misère des oppositions, des présidents se maintiennent au pouvoir, refusant l'alternance. Le sociologue Francis Akindès n'hésite pas à parler des « mirages de la démocratisation » en Afrique noire francophone. C'est le cas au Gabon, au Togo, au Cameroun, en Guinée, au Tchad, au Burkina Faso, voire en Centrafrique. En pleine élection présidentielle, le Sénégal, où le Parti socialiste est au pouvoir depuis l'indépendance, semble hésiter entre l'alternance par les urnes et le maintien du « parti-Etat ».
La lutte pour se maintenir au pouvoir à n'importe quel prix - du génocide à la simple manipulation électorale - reste une constante de la politique africaine. Malgré le vent démocratique, le coup d'Etat militaire n'est pas passé de mode. En dix ans, le Nigeria, le Niger, la Guinée-Bissau, les Comores et, tout dernièrement, la Côte d'Ivoire en ont fait l'expérience.
En fait, peu de pays expérimentent une transition heureuse vers la démocratie. C'est le cas du géant sud-africain, du Botswana et de deux petits pays d'Afrique de l'Ouest, le Bénin et le Mali. Le Bénin, qui a organisé, du 19 au 23 février à Cotonou, avec l'Agence de la francophonie, une conférence-bilan sur dix ans de transition démocratique, reste pour l'instant l'unique pays d'Afrique francophone à avoir expérimenté une double alternance, sans drame.
Pourtant, malgré la consolidation des institutions démocratiques au Bénin et au Mali, certains considèrent que la démocratisation n'a pas eu les effets attendus. Les plus critiques, comme M. Akindés, estiment même qu'elle a institutionnalisé l' « alternance dans l'enrichissement par le pouvoir », qu'elle a instauré des « cycles de prédation alternative », qu'elle n'a fait que « civiliser les règles du jeu du partage des maigres ressources nationales ». Selon lui, « le renforcement des institutions politiques [se double] de la poursuite du clientélisme, d'une corruption endémique, d'une banalisation de la critique par la presse et de l'impunité des crimes économiques qui compromettent l'avenir [de ces] jeunes démocraties africaines ».
Plus inquiétant peut-être, aucun pays africain n'a connu de véritable décollage économique. Les populations n'ont pas goûté aux fruits attendus d'une démocratisation censée engendrer la « bonne gouvernance ». Pis : la persistance des crises économiques, qui avaient largement contribué, il y a dix ans, à faire tomber les régimes autoritaires en Afrique, contribue à miner les expériences démocratiques. Le schéma de la mutinerie de soldats pour cause de soldes impayées tournant au coup d'Etat militaire tend à devenir un classique (Niger 1996, République centrafricaine 1996, Côte d'Ivoire 1999). Certains analystes, comme le politologue de l'université de Montréal Mamadou Gazibo, estiment même que le facteur économique est une des causes principales de succès ou d'échec des transitions. Ainsi, le Bénin, qui a bénéficié de la fameuse « prime à la démocratie » que faisait miroiter l'Occident, sous forme d'annulation de dette ou de dons, a vécu des jours tranquilles tandis que le Niger, qui en a été privé, a connu des lendemains agités (coups d'Etat en 1996 et en 1999).
Les pays occidentaux sont montrés du doigt. Après avoir assemblé par le colonialisme des peuples qui n'avaient pas de projet commun, puis toléré, voire encouragé, des régimes autoritaires, l'Occident a poussé à la transition démocratique tout en imposant, dans le même temps, des politiques économiques coûteuses au plan politique et social, dites d' « ajustements structurels ». Sans nier les responsabilités des élites africaines, les observateurs de la transition démocratique en Afrique soulignent la difficulté qu'il y a à instaurer un système démocratique qui libère les revendications tout en imposant des politiques économiques restrictives.
Faut-il pour autant sombrer dans l' « afropessimisme » ? Malgré le reflux, aucun pays n'est sorti totalement inchangé de la vague démocratique des années 90. A des régimes démocratiques succèdent certes souvent des régimes autocratiques, mais qui sont parfois eux-mêmes suivis d'une restauration démocratique. Ainsi, le Niger, qui incarnait jusqu'à il y a peu l' « antimodèle », a récemment renoué avec la démocratie, tout comme son géant voisin, le Nigeria. Plus étrange encore, certains coups de force militaires, à l'image de celui du Mali, en 1991, du Niger et de la Guinée-Bissau, en 1999, visent non pas à s'emparer du pouvoir pour le pouvoir mais à lancer ou relancer le processus démocratique. L'avenir dira si la Côte d'Ivoire et les Comores appartiennent, comme l'assurent les putschistes de ces deux pays, à cette catégorie nouvelle et « politiquement incorrecte » du « coup d'Etat militaire démocratique ».
ÉVITER LE COMMUNAUTARISME
Aux « afropessimistes » qui soulignent que la démocratie en Afrique reste un jeu pour une élite - rarement plus de 30 % de la population participent au vote -, les « afro-optimistes » répliquent par le caractère guère plus participatif de certaines démocraties dites « avancées ». Aux tenants du « relativisme culturel » qui estiment que la démocratie est une greffe trop exogène pour prendre en Afrique, les « afrodémocrates » répliquent que c'est la démocratie qui produit une culture démocratique, et non la culture démocratique qui produit la démocratie. Bref, que dix ans ne suffisent pas à faire le bilan d'un processus, par essence toujours imparfait et inachevé.
Il reste que ce « relativisme historique » ne lève pas une des hypothèques qui pèsent sur les jeunes démocraties africaines : l'utilisation du communautarisme - qu'il soit ethniciste, régionaliste ou religieux - dans la lutte politique, qui a mené aux catastrophes du Rwanda, du Burundi ou du Congo. Car, sans nier les responsabilités des dirigeants, personne ne conteste le caractère, sinon artificiel, du moins inachevé, de la plupart des Etats africains. Comment éviter les dérives ethniques ou régionalistes de la démocratie alors que la plupart des Etats n'ont même pas de langue nationale, à part celle de l'ex-colonisateur, mais parlée par une minorité ? Comment construire un Etat démocratique quand l'Etat lui-même existe peu ou pas ?
Alors que la démocratie semble avoir des difficultés à s'installer à l'échelle des Etats, certains placent leurs espoirs dans deux mouvements contradictoires et complémentaires qui permettraient de dépasser le cadre souvent inadéquat et parfois explosif de l'Etat-nation en Afrique : celui de la décentralisation, de la démocratisation à l'échelle locale, et celui de la construction d'ensembles démocratiques régionaux. Bref, dans plus de démocratie.