Les questions que pose l’interdiction des manifestations propalestiniennes en France
Depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, suivie de la riposte de l’Etat hébreu sur la bande de Gaza, de nombreuses manifestations en soutien à la Palestine ont été interdites en France. Mercredi 18 octobre, le Conseil d’Etat a rappelé qu’il revenait aux préfets d’apprécier « au cas par cas » si le risque de troubles à l’ordre public justifiait une interdiction de ces manifestations.
Quelles manifestations ont été interdites en France ?
Toutes les manifestations propalestiniennes ou presque. Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a adressé un message, jeudi 12 octobre, à l’attention de l’ensemble des préfets, précisant : « Les manifestations propalestiniennes, parce qu’elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public, doivent être interdites. » La veille, déjà, une interdiction de manifestation en soutien à la Palestine, place de la République à Paris, avait été décidée par la préfecture de police de Paris.
En dépit de ces interdictions, des rassemblements ont bien eu lieu à Paris, Rennes, Lille et dans d’autres villes. Dispersées par la police, à l’aide de canons à eau et de gaz lacrymogène, ces mobilisations ont donné lieu à quelques dizaines de verbalisations et d’interpellations dans le pays.
Seul un rassemblement en soutien à la Palestine n’a pas fait l’objet d’une interdiction : à l’initiative du Collectif girondin pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, une centaine de manifestants ont pu se mobiliser à Bordeaux, jeudi 12 octobre.
L’Etat peut-il interdire les manifestations sur l’ensemble du territoire ?
La liberté de manifester, issue de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est inscrite dans le droit français depuis 1935. « Une interdiction générale de manifestation est inadmissible. Une décision pareille va à l’encontre de la liberté de manifester. C’est très problématique », affirme au Monde Nathalie Tehio, membre du bureau national de la Ligue des droits de l’homme. L’avocate estime que la France, « en tant qu’Etat membre du Conseil de l’Europe », devrait se conformer à l’article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et à « l’obligation positive de protéger la liberté de réunion pacifique ». Un texte qui ordonne aux pays signataires de protéger cette liberté.
Malgré ces grands principes, l’Etat peut tout de même interdire des manifestations. « Il faut qu’il y ait un risque de trouble à l’ordre suffisant et que l’Etat démontre qu’il n’a pas les moyens d’encadrer un rassemblement. C’est pour cela que les interdictions doivent être gérées au cas par cas et localement. Les situations varient en fonction des lieux », précise Nathalie Tehio.
C’est parce qu’il n’avait pas le pouvoir d’interdire a priori toutes les manifestations que le ministre de l’Intérieur a demandé aux préfets de s’en charger, chacun à son niveau local. C’est ce contournement qui est à l’origine du recours déposé au Conseil d’Etat par le Comité Action Palestine.
Les interdictions de manifestations sont-elles en hausse ?
Concernant les manifestations en soutien à la Palestine, ce n’est pas la première fois que des arrêtés d’interdiction sont décidés par les préfectures. En 2014 et 2021, plusieurs rassemblements avaient été interdits en France « pour risque de troubles à l’ordre public ». Mais la cause palestinienne n’est pas la seule pour laquelle des manifestations ont été interdites ces dernières années. « On est plus alerté, on a plus attaqué [à la LDH], a signalé Nathalie Tehio. On estime donc qu’il y a plus d’interdictions de manifestations ces derniers temps et surtout depuis la réforme des retraites. »
Dès le mois de mars, des manifestations contre le projet de construction de mégabassines à Sainte-Soline avaient été interdites par la préfecture des Deux-Sèvres. S’ensuivirent des dizaines d’arrêtés d’interdiction lors de la période de la réforme des retraites entre avril et juin. Même la marche en mémoire d’Adama Traoré en juillet avait été interdite, en raison du contexte des émeutes consécutives à la mort de Nahel M., à Nanterre.
Adel Miliani, artice publié dans Le Monde, 18 Octobre 2023
« En France, l’interdiction d’une manifestation ne peut pas être imposée a priori comme un ordre du ministre aux préfets »
Le chercheur Olivier Cahn, spécialiste du droit pénal, estime, dans un entretien au « Monde », que les atteintes à la liberté de manifester se multiplient dangereusement ces derniers mois.
Deux rassemblements, organisés dimanche 14 mai à Paris par des groupuscules d’ultradroite en hommage à Jeanne d’Arc, seront interdits, conformément aux instructions récentes du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé le gouvernement mercredi 10 mai. Par ailleurs, l’Assemblée nationale a voté la création d’une commission d’enquête sur les « groupuscules, auteurs de violences à l’occasion de manifestations », à la demande de la majorité présidentielle.
Que pensez-vous de l’annonce de Gérald Darmanin consistant à refuser toutes les autorisations de manifestation à l’ultradroite et à l’extrême droite ?
Cette annonce est, pour dire le moins, étonnante, puisque le principe de la liberté de manifestation est consacré en droit français par une décision du Conseil constitutionnel de 1995. Elle pose deux types de problèmes. D’abord, comment définir ce qui relève de l’extrême droite ou de l’ultradroite ? Ces notions sont politiques, elles correspondent à des catégories élaborées par les services de renseignement, mais elles ne font pas sens juridiquement. Ensuite, cette annonce contrevient à un principe, le droit de manifester, consacré par la Constitution et par les traités internationaux dont la France est signataire, dont la Convention européenne des droits de l’homme.
Dans sa décision de 2012 « Faber contre Hongrie », la Cour européenne des droits de l’homme [CEDH] dit bien que l’autorité publique doit garantir le droit de manifester, y compris lorsque la manifestation défend des idées dérangeantes ou choquantes (…) Peut-on considérer que la décision de M. Darmanin revient à politiser l’action administrative des préfets ?
Le ministre demande aux préfets de violer la loi. En matière de manifestation, le principe est la liberté de manifester. Il n’y a pas de régime d’autorisation administrative mais seulement une obligation de déclaration, qui doit être faite entre trois jours francs et quinze jours avant l’événement prévu. Mais cette déclaration n’est pas un préalable à une autorisation, j’insiste là-dessus.
L’autorité publique peut décider d’interdire une manifestation, mais uniquement si elle justifie de bonnes raisons de craindre des troubles graves à l’ordre public, et cette décision doit être motivée. Elle ne peut être de principe, imposée a priori comme un ordre du ministre aux préfets. On est dans le cadre d’une décision politique destinée à éteindre une polémique à l’Assemblée nationale. Le problème est que le ministre de l’Intérieur, qui doit protéger l’Etat de droit, demande aux préfets, qui sont sous son autorité, de prendre des décisions qui, pour la plupart, seront illégales.
Cela revient-il à rejeter l’extrême droite hors du champ de la légalité ?
C’est totalement extravagant. Est-ce qu’une manifestation organisée par le Rassemblement national est une manifestation d’extrême droite qu’un préfet devra interdire ? Surtout, ce faisant, le ministre se place lui-même hors de la légalité pour implicitement décider quelles idées politiques peuvent s’exprimer dans l’espace public. Or, ce que prévoit le droit est que, dès lors que la manifestation est pacifique et que les idées exprimées ne sont pas pénalement répréhensibles, l’autorité publique doit non seulement permettre la manifestation, mais aussi garantir la sécurité des manifestants.
Cette décision risque-t-elle d’engorger encore un peu plus les tribunaux administratifs ?
Il risque d’y avoir, en effet, une surcharge de travail pour les tribunaux administratifs, qui sont déjà très encombrés. D’autant que les préfets ont tendance à prendre des arrêtés de plus en plus tardifs, quelques heures avant le début des manifestations, ce qui multipliera les demandes de décisions en référé-suspension et risque de perturber inutilement le fonctionnement des juridictions administratives (…)
Propos recueillis par Christophe Ayad, publié dans Le Monde, 12 mai 2023
Manifester un droit menacé ?
« D’après des chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur à Amnesty international, les préfets ont eu recours à leurs pouvoirs d’urgence pour signer 155 arrêtés interdisant des cortèges, des réunions et des manifestations entre le 14 novembre 2015 et le 5 mai 2017.Quelque 639 mesures restreignant le droit de circuler ont été prises “explicitement” pour “empêcher des personnes de participer à des manifestations”, notamment contre la loi Travail, ou encore à l’occasion de la COP-21 de décembre 2015. “Les mesures d’urgence ont été prises pour restreindre des droits”, les autorités invoquant notamment “l’argument du manque d’effectifs policiers”, remarque Marco Perolini, un chercheur d’Amnesty [...]. Selon l’ONG, policiers et gendarmes se sont par ailleurs rendus coupables de “violations des droits humains” lors du maintien de l’ordre de rassemblements publics. Un grand nombre de violences “excessives, disproportionnées et arbitraires” ont été commises par les forces de l’ordre contre les manifestants, affirme Nicolas Krameyer, responsable du pôle liberté chez Amnesty France.»
« L’état d’urgence est “dévoyé” selon Amnesty International », www.ouest-france.fr, 31 mai 2017.