L’Afrique, refuge des ambitions de l’organisation Etat islamique
Après des revers au Moyen-Orient, l’organisation djihadiste a développé ses filiales sur le continent africain. Elle profite des frustrations locales pour recruter, mais se retrouve, comme dans le reste du monde, confrontée à sa grande rivale Al-Qaida.
Si le Proche-Orient concentre les inquiétudes des services de renseignement occidentaux, c’est pourtant en Afrique subsaharienne, loin des projecteurs, que l’EI fait preuve aujourd’hui de la plus forte activité. Près des deux tiers des 1 300 attaques qu’elle a revendiquées dans le monde, en 2024, ont eu lieu sur le continent africain, selon le décompte minutieux effectué par le Washington Institute for Near East Policy.[...]
C’est désormais en Afrique que l’EI compte le plus de combattants – plus de 10 000, selon diverses estimations – répartis au sein de branches locales dans l’une ou l’autre des cinq « provinces » (wilayas) contrôlées ou revendiquées par l’organisation sur le continent.
L’organisation Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS) naît, en 2015, à la suite d’une scission d’Al-Mourabitoune, actif dans la région de Gao, au Mali, et dans le nord du Niger.[...]
A partir de 2018, les attaques meurtrières que mène l’EIGS dans la zone des trois frontières, entre Mali, Niger et Burkina Faso, accroissent l’aura du groupe dans la sphère djihadiste : attaque de la base militaire malienne d’Indelimane, en novembre 2019, puis des bases de l’armée nigérienne à Inates, en décembre 2019, et Chinégodar, en janvier 2020… Plusieurs dizaines de soldats sont tués et des arsenaux pillés.[...]
En Afrique centrale, les Forces démocratiques alliées (Allied Democratic Forces, ADF), groupe islamiste fondé dans les années 1990 en Ouganda, qui sévit dorénavant dans le nord-est de la RDC, ont prêté allégeance à l’EI en 2017, après avoir subi plusieurs revers[...]
Toutes ces allégeances ont eu lieu du vivant d’Abou Bakr Al-Baghdadi, qui s’efforçait d’appliquer aux nouvelles filiales un modèle de franchise. Les groupes dont le ralliement était validé recevaient un « kit » de gouvernance : le commandement du « califat » leur transmettait des outils pour administrer un territoire, récolter le zakat (impôt), mettre en place des tribunaux islamiques et leur donnait des instructions concernant l’effort de propagande. (..)
La filiale sahélienne a profité du vide laissé, à partir de 2022, par le départ des militaires français de l’opération « Barkhane », sommés par les militaires putschistes qui ont pris le pouvoir à Bamako, Ouagadougou et Niamey, de quitter le Mali, le Burkina Faso, puis le Niger. Elle livre de violents combats au Groupe de soutien de l’islam et des musulmans, son rival lié à Al-Qaida, et parvient à accroître sa traditionnelle zone d’influence autour de Ménaka, dans l’est du Mali. A l’inverse, au Mozambique, le déploiement du contingent rwandais, depuis l’été 2021, parvient à contenir et à repousser l’offensive des Chabab autour des infrastructures gazières.(..)
Cette galaxie de guérillas islamistes, indépendantes les unes des autres, est cependant traversée de liens et d’interactions complexes. Bien que les échanges de combattants et d’expertise militaire soient minimes, il existe une coordination financière entre ces mouvements. Dans ce domaine, depuis 2023, « l’organisation Etat islamique en Somalie joue le rôle de maillon central », estime Jason Warner. La wilaya somalienne s’inscrit progressivement dans une dynamique internationale et fait office de coordinateur de l’EI en Afrique. Profitant de sa position géographique stratégique, au bord de la mer Rouge, pour attirer des combattants venus du Golfe – en majorité yéménites – et du vide sécuritaire en Somalie, elle a doublé de taille en deux ans. Elle contrôle actuellement un vaste territoire montagneux dans la région du Puntland.(..)
Ses ressources financières, récoltées par le biais de pratiques illicites telles que le kidnapping, l’extorsion ou la contrebande d’armes, s’élèveraient à plus de 4,3 millions de dollars (4,1 millions d’euros), selon les Nations unies. Ces fonds nourrissent ensuite les insurrections au Mozambique et en RDC, via l’Afrique du Sud, qui a été identifiée comme l’une des plaques tournantes des flux financiers de l’EI sur le continent (...)« L’EI marche comme un hub de ressources humaines, rappelle Wassim Nasr, spécialiste des mouvements djihadistes auprès du centre de recherche Soufan. Cela consiste à mettre plusieurs membres en relation : ceux qui peuvent obtenir un passeport ; ceux qui peuvent faciliter l’entrée dans un pays ; celui qui sait fabriquer des explosifs ; celui qui peut fournir des voitures… Ils mettent tout ce monde ensemble et ils passent à l’action. »(...)
Le principal frein à l’expansion de l’EI en Afrique demeure la guerre que lui livrent les branches locales d’Al-Qaida. Le Sahel et la Somalie sont les principaux théâtres de ce conflit ouvert entre deux grandes centrales du djihadisme mondial.
Le Monde , Christophe Châtelot,Noé Hochet-Bodin,Benjamin Roger 26/01/2025