Tensions, mutations et crispations de la société
THEME 4 :
Dynamiques et ruptures dans les sociétés des XVIIème et XVIIIème siècles
Les grandes villes françaises
 
L'organisation de la société d'ordres
 

La journée d’un noble

Le marquis de Bombelles, membre de la noblesse de cours, passe son temps entre Versailles et Paris.
Nous sommes venus à l'hôtel de Soubise où la princesse nous a entretenus de ces folies et nous a fait voir le magnifique hôtel dont je ne connaissais ni l'immensité ni détails. Il est question de le vendre à M le comte d'Artois (1) et véritablement, au ton (2) actuel. Il n'y a plus qu'un prince du sang royal qui puisse habiter une pareille demeure. Il en est une autre à laquelle son maître [le duc d'Orléans, cousin du roi] a ôté toute dignité, c'est le Palais-Royal ; mais il en a fait, pour les étrangers et les Parisiens, un point de réunion de tout ce qu'il y a de plus agréable et de
plus commode. Ma femme et moi, en vrais badauds, avons été finir la journée à courir les allées et les galeries de ce palais marchand, car c'est ainsi qu'il devrait être maintenant nommé. Avec de l'argent, on peut, dans le même jour et sans sortir de son enceinte, se fournir avec un luxe prodigieux de tout ce que l'on ne se procurerait pas en un an dans tout autre pays. On conçoit qu'un homme désœuvré passe sa vie au Palais-Royal. On conçoit qu'un homme occupé aille y chercher du délassement. Je m'y suis amusé comme si je m'y promenais pour la première fois de ma vie.

Marquis de Bombelles, Journal, notes du 12 juin 1788

(1) Frère du roi

(2) Coût d'entretien

La société d'ordre : une société bloquée ?

Mais les villes s'étaient considérablement augmentées : il s'était établi des places de commerce telles que Lyon, Nantes, Bordeaux, Marseille, devenues aussi considérables et plus riches que les capitales de plusieurs Etats voisins. Paris s'était accru d'une manière effrayante ; et tandis que les nobles quittaient leurs terres pour venir s'y ruiner, les plébéiens (1) y puisaient des trésors à l'aide de leur industrie (…). Ils [les bourgeois} avaient reçu en général, une éducation qui leur devenait plus nécessaire qu’aux gentilhommes, dont les uns par leur naissance et par leur richesse, obtenaient les premières places de l'Etat sans mérite et sans talent tandis que les autres étaient destinés à languir dans les emplois subalternes de l'armée. Ainsi, à Paris et dans les grandes villes, la bourgeoisie était supérieure en richesses, en talents et en mérite personnel (…). Elle sentait cette supériorité, cependant elle était partout humiliée, elle se voyait, par les règlements militaires, des emplois dans l'armée, elle l'était, en quelque manière, du haut clergé (…). La Haute magistrature l'a rejetée également (…). Même pour être reçu maître des requêtes (…) on exigeait dans les derniers temps des preuves de noblesse. Ainsi, tandis que la noblesse avait été dépouillée de sa prérogative nécessaire dans une monarchie, on donnait aux nobles des privilèges nuisibles à la société.
Marquis de Bouillé, Mémoires sur la Révolution française, publiés à Londres en 1797

(1) Tiers-état

Paris au XVIIIème siècle

Au XVIIIème siècle, Paris s’ouvre sur la campagne environnante et ses faubourgs se développent. Les terrains maraichers s’urbanisent. Cette extension spatiale traduit la croissance régulière de la population […]. Deux grandes opérations marquent le règne de Louis XV, qui veut rendre visible le renforcement de l’État dans l’urbanisme parisien. Tout d’abord, la place Louis XV (actuelle place de la Concorde), place royale construite autour d’une statue du roi. Puis l’Ecole Militaire et l’aménagement du Champs de Mars (1750-1770). On peut ajouter à ces deux projets la reconstruction de l’église Saint-Geneviève (l’actuel Panthéon), manifeste de l’architecture néo-classique. […] Tout au long du siècle le pouvoir s'efforce d'améliorer l'hygiène et la sécurité dans la ville : approvisionnement en eau (fontaines, etc.), éclairage des rues, démolition des maisons sur les ponts, etc. C’est que se développe une réflexion sur la ville, sur ses manques et ses défauts, et sur les projets d’embellissement nécessaires. C’est le cas notamment de Voltaire (Les embellissements de Paris, 1749).

D’après Gaxotte (Pierre), Paris au dix-huitième siècle, 1982 (et http://paris-atlashistorique.fr)

Une description de Paris à la fin du XVIIIème siècle

Les trois états qui font aujourd'hui la fortune dans Paris, sont les banquiers, les notaires et les maçons (…). Les remparts se hérissent d'édifices qui ont fait reculer les anciennes limites : de jolies maison s'élèvent vers la chaussée d'Antin et vers la porte Saint-Antoine que l'on a abattue (…).

Description du faubourg Saint-Marcel qui accueille des miséreux venus de la province pour travailler à Paris :

C'est le quartier où habite la populace de Paris, la plus pauvre, la plus remuante et la plus indisciplinée. Il y a plus d'argent dans une seule maison du faubourg Saint-Honoré, que dans tout le faubourg Saint-Marcel (…). Si l'on fait un voyage dans ce pays-là, c'est par curiosité ; rien ne vous y appelle ; il n'y a pas seul monument à voir ; c’est un peuple qui n'a aucun rapport avec les Parisiens, habitants polis des bords de la Seine (…). Une famille entière occupe une seule chambre où l'on voit les 4
murailles où les grabats [lits] sont sans rideau, où les ustensiles de cuisine roulent avec les vases de nuit (…). Tous les 3 mois, les habitants changent de trou, parce qu'on les chasse, faute de paiement de loyer (…). On ne voit point de souliers dans ces demeures ; on entend le long des escaliers que le bruit des sabots. Les enfants y sont nus et couchent pêle-mêle (…). La police craint de pousser à bout cette populace ; on la ménage, parce qu'elle est capable de se porter aux plus grands excès.

Louis-Sébastien Mercier, Le tableau de Paris, nouvelle édition, revue argumentée, tome 1, Amsterdam, 1783


L'implantation des hôtels particuliers à Paris au XVIIIème siècle

Le grand renfermement

Ulcère large, profond qu'on ne saurait envisager qu'en détendant les regards jusqu'à l'air du lieu que l'on sent à 400 toises, tout vous dit que vous approchez d'un lieu de force, d'un asile de misère, de dégradation, d'infortune.
Bicêtre sert de retraite à ceux que la fortune et l'imprévoyance ont trompé et qui étaient forcés d'aller mendier le soutien de leur dure et pénible existence. C'est aussi une maison de force ou plutôt de tourments, où l’on entasse ceux qui ont troublé la société (…).

Ce nom de Bicêtre est un mot que personne ne peut prononcer sans que je ne sais quel sentiment de répugnance, d'horreur et de mépris

Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782-1788


Une famille dirigée vers Bicêtre
Gravure, Recueil des plus illustres proverbes, Jacques Lagniet, 1663, Bnf, Paris
Bicêtre fait partie de l'hôpital général et est affecté à l'enfermement des mendiants, vagabonds et "indésirables" (mutilés, fous, petits délinquants)

La conduite des prostituées à la Salpétrière
Tableau d'Etienne Jaurat, 1757, Musée Carnavalet
A partir du XVIIème siècle, de nombreuses prostituées parisiennes sont enfermées à la Salpétrière où on les oblige à prier et travailler. D'autres sont envoyées dans les colonies d'Amérique du Nord. Leur nombre ne cesse malgré tout de croître au XVIIème siècle

Une révolte urbaine

Le libraire parisien Hardy note dans son journal les informations qui viennent de lui parvenir depuis Rouen.

On apprend qu'il y avait eu à Rouen, le mardi précédent et le jeudi 24 (1) par continuation, une révolte assez considérable, occasionnée par la cherté du pain qui s'y vendait 4 sols la livre, que la plus grande partie des manufactures étaient fermées et les ouvriers ne travaillant pas et manquant de pain et d'argent pour s'en procurer, s'étaient livrés à différents excès ; qu'ils avaient enfoncé les portes du couvent des Cordeliers, qu'ils avaient pillé, ainsi que d'autres endroits où ils soupçonnaient qu'ils pouvaient y avoir du blé, que le parlement s'étant assemblé avait rendu un arrêt (2) pour enjoindre la bourgeoisie de prendre les armes qu'on lui avait ôtées il y a quelques années, que les boutiques étaient demeurées fermées pendant plusieurs jours, qu'au Havre on avait fait réponse qu'on avait besoin de troupes qui y étaient. On avait ensuite pris le parti de rassembler tous les maréchaussées (3) des environs, qui étaient tombées sur la populace à coups de sabre, qu'il y avait plusieurs personnes d'autres tuées de part et d'autre, et nombre de blessés.

Siméon-Pierre Hardy, Mes loisirs, notes du 28 mars 1768

(1) Mars 1768

(2) Décision
(3) Forces de l'ordre

Bordeaux : les transformations d'un port dynamique

Quoi que j'ai pu entendre dire et lire sur le commerce, la richesse et la magnificence de cette cité, ils dépassent grandement mon attente (…). La grande curiosité dont j'avais le plus entendu parler répond le moins à sa réputation : je veux dire le quai, qui est respectable seulement par sa longueur et son activité commerciale (…). Si je me permets de trouver des défauts aux bâtiments qui longent la rivière, on ne doit pas supposer que mon jugement porte sur le tout ; la demi-lune (1) qui se trouve sur la même ligne est bien mieux. La place royale, avec la statue de Louis XV au milieu, constitue une belle ouverture. Mais ce qui est vraiment magnifique, c'est le château Trompette qui occupe près d'un demi-mille (2) sur le quai. Ce fort a été racheté au roi par une société de spéculateurs (3) qui sont en train de l’abattre dans l'intention de construire une belle promenade et des rues neuves, pouvant contenir dix-huit cents maisons (…).
Le théâtre construit il y a 10 ou 12 ans, est de beaucoup le plus magnifique qu’il y ait en France. Je n'ai rien vu qui en approche (…). Les maisons neuves, qui sont bâties dans tous les quartiers de la ville, marquent trop clairement qu'on s'y méprenne, la prospérité de la ville. Partout, les faubourgs sont composés de nouvelles rues ; d'autres sont tracées et en partie bâties. Ces maisons sont en général petites ou de dimensions moyennes pour les commerçants de rangs inférieurs. Elles sont toutes en pierre blanche et lorsqu'elles sont terminées, elles ajoutent beaucoup la beauté de la ville.

Arthur Young, Voyages en France en 1787-1788 et 1789, tome 1, traduction par Henri Sée, Paris, 1931

(1) Place royale de Bordeaux en forme de demi-cercle

(2) Environ 800 mètres
(3) Investisseurs qui cherchent à faire d'importants
bénéfices
Vue du port colonial de Bordeaux

Joseph Vernet, Vue du port de Bordeaux prise du château Trompette, 1759, musée national de la Marine, Paris.

Devant le château Trompette, les riches négociants se promènent. Le long du quai se trouvent la place royale avec la statue de Louis XV, le palais de la bourse, l'hôtel des douanes et des hôtels particuliers. Des navires de commerce, dont des hollandais, circulent sur la Garonne.

L'ascension sociale des négociants

Pierre-Bernard Morlot, Portrait de Marguerite Deurbroucq, 1753, château des ducs de Bretagne, musée d'Histoire de Nantes.

Ce tableau représente Madame Deurbroucq, épouse d'un armateur et négociant nantais ayant fait fortune dans le commerce atlantique. Assise à côté d'un perroquet du Gabon (Afrique), elle tient une tasse en porcelaine contenant du chocolat ou du café importé à Nantes. Une esclave lui apporte un autre produit exotique : le sucre.