Le Dinayet ou le contrôle de l’État sur la religion
Le jour même de l’abolition du califat, le 3 mars 1924, est (...) créée une Direction des affaires religieuses, le Diyanetleri Bakanlığı (ou DB), dont le directeur est nommé́ par le président de la République sur proposition du Premier ministre. Directement rattachée au cabinet du Premier ministre, cette institution est dotée de pouvoirs considérables : elle est chargée de réguler et d’administrer toutes les questions de croyance et de rituel musulmans, principalement dans le cadre de l’enseignement et de la pratique du culte. C’est le Diyanet qui nomme, destitue et procède à la fonctionnarisation des hommes de religion, les imams et muezzins, après avoir surveillé leur formation dans des écoles de prédicateurs. C’est également le Diyanet qui contrôle les mosquées, décide des prêches qui y sont lus chaque vendredi, et administre le pèlerinage à La Mecque. Le DB supervise enfin les ouvrages d’enseignement de l’islam, les livres scolaires. Le Diyanet symbolise toute l’ambiguïté d’un imposant appareil religieux créé pour protéger le principe de laiklik. Loin d’avoir coupé les ponts avec la religion, l’État continue donc de l’organiser et de l’enseigner. Producteur de normes religieuses qu’il essaie d’imposer à la société, l’État turc se veut le titulaire exclusif des affaires religieuses et l’autorité ultime en la matière. L’État entend exercer un contrôle total sur les nouvelles institutions religieuses qu’il substitue aux anciennes. Il ne s’agit pas d’un désinvestissement de l’État par rapport au religieux, mais d’un contrôle de la religion par l’État.
Massicard Élise, « L’organisation des rapports entre État et religion en Turquie », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, n°4, Presses Universitaires de Caen, 2005
Comprenant cela, Mustapha Kemal, jaloux de son autorité, décida de recourir aux mesures radicales, et le 2 mars, l'Assemblée d'Ankara, au cours d'une séance orageuse, votait la déchéance du calife, l’expulsion des princes de la maison d’Osman (susceptibles de lui succéder) et l'abrogation du califat. C'est aller un peu vite en besogne et ces mesures peuvent avoir des répercussions insoupçonnées ; elles intéressent, en effet, les 300 millions de musulmans répandus dans le monde que l'on ne peut ainsi décapiter moralement, car, d'après la tradition islamique, le calife est le chef temporel des croyants. Le départ de Abdul-Madjid a aussitôt révélé de multiples intrigues (…). Le ministre de l'Instruction publique, en Turquie, ordonne à toutes les écoles, sans distinction de nationalité et de religion, de fermer le vendredi au lieu du jeudi qui jusqu'ici était jour de congé, et d'enlever immédiatement tous les emblèmes religieux figurant dans les salles de classe, les cours et les jardins. Cette circulaire atteint donc les écoles chrétiennes, qui devront faire disparaître les emblèmes catholiques. Défense leur est faite de réciter les prières dans les classes ; défense aux élèves musulmans dans d'entendre l'enseignement chrétien (…).
Article paru dans Le Pelerin, 23 mars 1924
Atatürk ou la naissance de la Turquie moderne
Les 10 années qui suivent (l'abolition du califat) apportent des bouleversements dans tous les domaines : institutions, droit, religion, enseignement, mœurs, vie quotidienne. Son action repose sur quelques idées-forces, énoncées après coup sous la forme de principes : les six « flèches » du Parti républicain du peuple - nationalisme, populisme, réformisme, laïcisme, républicanisme et étatisme. Résumé du « kémalisme » , ces 6 flèches visent une seule cible : faire entrer la Turquie dans la « civilisation », selon l'expression même de Mustapha Kemal.
Un pays « civilisé » est d’abord un Etat laïque. Pour libérer les Turcs de l'emprise de l'islam, qu’il considère comme en partie responsable du retard pris par le pays dans sa modernisation. C'est ainsi qu’après la suppression du califat, on assiste à la fermeture des écoles religieuses, à l'interdiction des confréries dont les biens sont confisqués, à la mise sous tutelle par l'Etat des fondations pieuses ou waqf. La loi religieuse est définitivement abandonnée au profit d'une législation de type occidental en ce qui concerne le droit civil, commercial et pénal. En 1928, la mention « l'islam est la religion de l'Etat » est supprimée de la Constitution et, en 1937, un amendement y inclut le principe de la laïcité. En somme, il s'agit d'éliminer la religion de la vie publique, non pas en prononçant son divorce d'avec l'Etat, mais plutôt en établissant une tutelle étroite sur le personnel et les institutions islamiques. Cette politique n'est pas « antireligieuse » - il n'y a pas de persécutions - mais les fidèles éprouvent un sentiment d'insécurité et la pratique religieuse diminue.
Ce dispositif institutionnel s'accompagne d'un effort de laïcisation de la société et de la culture. L'adoption du Code civil entraîne la suppression de la polygamie, et assure à la femme une égalité complète en matière d'héritage. Tandis que les hommes se voient interdire le port du fez et du turban, symbole d'un Orient dépassé, les femmes sont fortement encouragées à abandonner le voile. D'autre part, elles acquièrent le droit de vote en 1934 - plusieurs femmes entrent alors au Parlement d'Ankara -, soit 10 ans avant que les Françaises aient le droit de se rendre aux urnes. En outre, l'enseignement religieux disparaît peu à peu du système éducatif contrôlé par l'Etat. Enfin, pour se rapprocher davantage de l'Occident, les caractères arabes sont supprimés au profit d'un alphabet de type latin, le calendrier de l'Hégire est remplacé par le calendrier grégorien, et le repos hebdomadaire du vendredi laisse la place à celui du dimanche.
D'après F. Georgeon, « Atatürk ou la naissance de la Turquie moderne », L’Histoire, janvier 1997