Jalon 1 : La laïcité en Turquie : l'abolition du califat par Mustapha Kémal
THEME 3 : ANALYSER LES RELATIONS ENTRE ETATS ET RELIGIONS

AXE 2 : Etats et religions : une inégale sécularisation
Problématique : Comment la laïcité turque fait-elle de la sécularisation (entamée dès les réformes du XIXe siècle) l’instrument d’une modernisation autoritaire ?
Consigne : Vous êtes chargés de procéder à l'analyse d'une photographie et de produire une image interactive à l'issue de votre travail

A votre disposition pour mener à bien votre activité :
  • les 4 photos proposées à l'analyse (les onglets 3 à 6)
  • un corpus documentaire (onglet 1)
  • un onglet consigne vous proposant un exemple et un tutoriel pour mener à bien votre tâche finale
1922: la fin de l'Empire ottoman et la naissance de la Turquie moderne
Le 1er novembre 1922, après la victoire des nationalistes de Kemal Atatürk sur les troupes d’occupation, l’assemblée d’Ankara déclare l’abolition de la monar...
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Posted by ngd
La Turquie en 1920
En 1923, la diversité des religions de l'ancien Empire ottoman a disparu : la Turquie est presque exclusivement musulmane (99% de musulmans en 1925 contre 80% en 1914)
 
Mustapha Kemal à propos du califat
Les gens ont raison de faire preuve de curiosité et d'inquiétude au sujet des rapports de la souveraineté nationale et du califat, car tandis que l'Assemblée nationale, par sa résolution du 1er novembre 1922, a proclamé que la forme du gouvernement basé sur la souveraineté personnelle est devenue de l'histoire depuis le 16 mars 1920, les imams (1), comme par exemple Shukri, ont commencé à s'agiter, prétendant que : "l'opinion publique du monde musulman est alarmée et perturbée". Ils disent : "le califat et le gouvernement sont une seule et même chose ; nul être humain, nulle assemblée n'a le droit d'anéantir les droits et l'autorité du califat". Ils rêvent de maintenir la monarchie abolie par l'Assemblée sous la forme du califat.
(...) Si le calife et le califat, comme ils le soutiennent, doit être investi d'un rang qui lui fait embrasser l'ensemble de l'islam, ne réalisent-ils pas qu'en toute justice un fardeau écrasant pèserait sur la Turquie (...) ? Selon leurs déclarations, le calife-monarque aurait droit de juridiction (...) sur tous les pays musulmans (...). On sait bien que cette utopie ne s'est jamais réalisée (...). La nation turque n'est pas en mesure de se charger d'une mission aussi irrationnelle. Pendant des siècles, notre nation a été sous l'influence de ces idées erronées. Mais quel en a été le résultat ? Partout, elle a perdu des millions d'hommes (...). Est-ce que la Perse ou l'Afghanistan, qui sont des États musulmans, reconnaîtront sans discussion l'autorité du calife? Le peuvent-ils ? Non et cela se justifie ; car ce serait en contradiction avec l'indépendance de l’État et la souveraineté du peuple.
Mustapha Kemal, Mémoires, éditions Coda, 2005 (texte établi par JP Jackson)

(1) Guides religieux chez les musulmans
La laïcité dans les lois de la Turquie moderne

Constitution du 20 avril 1924 (extraits) et ses amendements
Art. 1 : L’État turc est une République
Art. 2 : La religion de l’État turc est l'islam, la langue officielle est le turc, la capitale est la ville d'Ankara
Remplacé en 1928 par : "La langue officielle de l’État turc est le turc, la capitale est la ville d'Ankara"
Remplacé en 1937 par : "L’État truc est républicain, nationaliste, populiste, étatiste, laïque et révolutionnaire. La langue officielle est le turc, la capitale est la ville d'Ankara".
Art. 3 : Le pouvoir, sans réserves ni conditions, appartient à la Nation
Art. 4 : La Grande Assemblée nationale de Turquie, étant l'unique et véritable émanation de la Nation, exerce en son nom le pouvoir.
Art. 68 : Tout Turc naît libre et vit libre (...). La liberté de chacun, qui est un endroit naturel, a pour limites celles de la liberté des autres. Ces limites ne peuvent être déterminées et fixées que par la loi.
Art. 75 : Nul ne peut être inquiété au sujet de sa religion, de son culte ou de ses convictions philosophiques
Remplacé en 1937 par : "Personne ne peut être incriminé pour ses croyances philosophiques ou religieuses"
Tous les rites qui ne sont pas contraires à l'ordre public, aux bonnes mœurs et aux lois, sont libres (...)
Art. 77 : La presse est libre dans les limites de la loi ; elle ne peut être soumise à aucun contrôle ou censure (...)
Constitution turque de 1924, trad. colonel Lamouche, 1934

Le Dinayet ou le contrôle de l’État sur la religion

Le jour même de l’abolition du califat, le 3 mars 1924, est (...) créée une Direction des affaires religieuses, le Diyanetleri Bakanlığı (ou DB), dont le directeur est nommé́ par le président de la République sur proposition du Premier ministre. Directement rattachée au cabinet du Premier ministre, cette institution est dotée de pouvoirs considérables : elle est chargée de réguler et d’administrer toutes les questions de croyance et de rituel musulmans, principalement dans le cadre de l’enseignement et de la pratique du culte. C’est le Diyanet qui nomme, destitue et procède à la fonctionnarisation des hommes de religion, les imams et muezzins, après avoir surveillé leur formation dans des écoles de prédicateurs. C’est également le Diyanet qui contrôle les mosquées, décide des prêches qui y sont lus chaque vendredi, et administre le pèlerinage à La Mecque. Le DB supervise enfin les ouvrages d’enseignement de l’islam, les livres scolaires. Le Diyanet symbolise toute l’ambiguïté d’un imposant appareil religieux créé pour protéger le principe de laiklik. Loin d’avoir coupé les ponts avec la religion, l’État continue donc de l’organiser et de l’enseigner. Producteur de normes religieuses qu’il essaie d’imposer à la société, l’État turc se veut le titulaire exclusif des affaires religieuses et l’autorité ultime en la matière. L’État entend exercer un contrôle total sur les nouvelles institutions religieuses qu’il substitue aux anciennes. Il ne s’agit pas d’un désinvestissement de l’État par rapport au religieux, mais d’un contrôle de la religion par l’État.

Massicard Élise, « L’organisation des rapports entre État et religion en Turquie », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, n°4, Presses Universitaires de Caen, 2005

La République de Turquie
Affiche de 1925
Elle représente la nouvelle république de Turquie, personnifiée par une jeune femme non voilée, accompagnant le cheval du fondateur de la république, le maréchal Mustapha Kemal Atatürk
 
L'abolition du califat vu par un hebdomadaire catholique français
L'assemblée nationale d'Ankara (...) poursuit son programme de laïcisation et de destruction de tout ce qui peut rappeler l'ancien régime. Le 2 novembre 1921, elle supprimait le sultanat et abolissait l'hérédité du califat, soumis désormais au régime électif, comme aux premiers temps de l'islam. De fait, le 18 novembre de la même année, elle nommait Abdul-Medjid [Abdülmecid II], cousin de Mehmet VI, le sultan détrôné. Dépouillé de toute puissance temporelle, destitué de toute participation aux affaires publiques, le nouveau calife n'était plus aux yeux d'Ankara qu'une étiquette, une enseigne décorative. Mais Abdul-Medjid n'était pas homme à jouer ce rôle et s'il l'avait accepté, c'était avec l'intention bien arrêtée de mettre à profit le prestige toujours attaché au titre de commandeur des croyants pour restaurer sa puissance temporelle.

Comprenant cela, Mustapha Kemal, jaloux de son autorité, décida de recourir aux mesures radicales, et le 2 mars, l'Assemblée d'Ankara, au cours d'une séance orageuse, votait la déchéance du calife, l’expulsion des princes de la maison d’Osman (susceptibles de lui succéder) et l'abrogation du califat. C'est aller un peu vite en besogne et ces mesures peuvent avoir des répercussions insoupçonnées ; elles intéressent, en effet, les 300 millions de musulmans répandus dans le monde que l'on ne peut ainsi décapiter moralement, car, d'après la tradition islamique, le calife est le chef temporel des croyants. Le départ de Abdul-Madjid a aussitôt révélé de multiples intrigues (…). Le ministre de l'Instruction publique, en Turquie, ordonne à toutes les écoles, sans distinction de nationalité et de religion, de fermer le vendredi au lieu du jeudi qui jusqu'ici était jour de congé, et d'enlever immédiatement tous les emblèmes religieux figurant dans les salles de classe, les cours et les jardins. Cette circulaire atteint donc les écoles chrétiennes, qui devront faire disparaître les emblèmes catholiques. Défense leur est faite de réciter les prières dans les classes ; défense aux élèves musulmans dans d'entendre l'enseignement chrétien (…).

Article paru dans Le Pelerin, 23 mars 1924

Atatürk ou la naissance de la Turquie moderne

Les 10 années qui suivent (l'abolition du califat) apportent des bouleversements dans tous les domaines : institutions, droit, religion, enseignement, mœurs, vie quotidienne. Son action repose sur quelques idées-forces, énoncées après coup sous la forme de principes : les six « flèches » du Parti républicain du peuple - nationalisme, populisme, réformisme, laïcisme, républicanisme et étatisme. Résumé du « kémalisme » , ces 6 flèches visent une seule cible : faire entrer la Turquie dans la « civilisation », selon l'expression même de Mustapha Kemal.

Un pays « civilisé » est d’abord un Etat laïque. Pour libérer les Turcs de l'emprise de l'islam, qu’il considère comme en partie responsable du retard pris par le pays dans sa modernisation. C'est ainsi qu’après la suppression du califat, on assiste à la fermeture des écoles religieuses, à l'interdiction des confréries dont les biens sont confisqués, à la mise sous tutelle par l'Etat des fondations pieuses ou waqf. La loi religieuse est définitivement abandonnée au profit d'une législation de type occidental en ce qui concerne le droit civil, commercial et pénal. En 1928, la mention « l'islam est la religion de l'Etat » est supprimée de la Constitution et, en 1937, un amendement y inclut le principe de la laïcité. En somme, il s'agit d'éliminer la religion de la vie publique, non pas en prononçant son divorce d'avec l'Etat, mais plutôt en établissant une tutelle étroite sur le personnel et les institutions islamiques. Cette politique n'est pas « antireligieuse » - il n'y a pas de persécutions - mais les fidèles éprouvent un sentiment d'insécurité et la pratique religieuse diminue.

Ce dispositif institutionnel s'accompagne d'un effort de laïcisation de la société et de la culture. L'adoption du Code civil entraîne la suppression de la polygamie, et assure à la femme une égalité complète en matière d'héritage. Tandis que les hommes se voient interdire le port du fez et du turban, symbole d'un Orient dépassé, les femmes sont fortement encouragées à abandonner le voile. D'autre part, elles acquièrent le droit de vote en 1934 - plusieurs femmes entrent alors au Parlement d'Ankara -, soit 10 ans avant que les Françaises aient le droit de se rendre aux urnes. En outre, l'enseignement religieux disparaît peu à peu du système éducatif contrôlé par l'Etat. Enfin, pour se rapprocher davantage de l'Occident, les caractères arabes sont supprimés au profit d'un alphabet de type latin, le calendrier de l'Hégire est remplacé par le calendrier grégorien, et le repos hebdomadaire du vendredi laisse la place à celui du dimanche.

D'après F. Georgeon, « Atatürk ou la naissance de la Turquie moderne », L’Histoire, janvier 1997

Mustafa Kemal Atatürk présente le nouvel alphabet à la population devant le siège du Parti Républicain du peuple à Kayseri le 20 septembre 1928
 
La révolution du Chapeau (1925)
Habillé à l'européenne, Mustapha Kemal entend donner l'exemple de la modernité à la population turque. Sa femme, Latifé, pourtant très occidentalisée, n'ose pas se découvrir complétement lors des sorties officielles avec son mari.
Le 27 aoüt 1925, Mustapha Kemal déclare dans un discours surnommé ensuite le "discours du chapeau" : "En certains endroits, j'ai vu des femmes qui mettent un bout de tissu, une serviette ou quelque chose de ce genre sur leur tête pour cacher leurs visages , et qui tournent le dos ou s'accroupissent sur le sol lorsqu'un homme passe auprès d'elles. Que signifie ce comportement ? Messieurs, la mère et la fille d'une nation civilisée peuvent-elles adopter ces étranges façons, cette posture barbare ? C'est un spectacle qui couvre la nation de ridicule. Il faut y remédier sur-le-champ."
Cité par Jean-François Solnon, L'Empire ottoman et l'Europe, Tempus, 2017

Mustafa Kemal, en compagnie de sa femme Latifé Hanoun. A gauche, Ismet Inönü, son successeur à la présidence